Rencontre avec Gilles de Revel et Éric Giraud-Héraud, auteurs d’un manifeste interdisciplinaire repensant la valorisation du vin face aux crises économiques, aux enjeux agroécologiques et aux nouvelles attentes sociétales.
À l’heure où la filière viticole traverse une crise, marquée par une baisse de la consommation et des difficultés économiques, cet ouvrage se présente comme le manifeste d’une valorisation nouvelle du vin. En mobilisant différentes disciplines (économie, agronomie, œnologie, sciences du goût…) il interroge la notion de valeur dans toute sa complexité. Comment la culture du vin s’est-elle construite pour en faire un produit à part de notre alimentation ? Comment accepter la subjectivité des appréciations sans pour autant entrer dans une défiance vis-à-vis des experts ? Comment envisager la nouvelle valorisation à l’aune des réseaux sociaux et des attentes de naturalité de la part des consommateurs ? Quels enjeux agroécologiques conditionneront demain la valorisation du vin ? Nous avons interrogé les auteurs qui se livrent entre économie et œnologie, à un ping-pong de deux mondes qui ne se parlent que rarement. Pour finalement trouver un terrain d’entente grâce à ce livre La valeur du vin.
Tout le début du livre est orienté sur la culture du vin. Pensez-vous que cette culture fait aujourd’hui défaut et qu’il faille la renouveler ?
Éric Giraud-Héraud : On le dit souvent, le vin est constitutif d’une culture euro-méditerranéenne qui s’est répandue un peu partout à travers le monde, pour autant on retrouve aujourd’hui sa trace originale dans le Caucase. Le vin dans son Histoire est souvent étroitement lié au sacré et à la culture religieuse. Nous avons voulu commencer par cela, et nous avons rappelé la construction culturelle issue de la littérature et de la gastronomie, sans oublier d’évoquer les confréries vineuses des régions viticoles. La valeur du vin c’est d’abord tout un ensemble culturel inégalé dans l’agriculture et l’alimentation. C’est important de le souligner pour ne pas oublier d’où vient la valeur, car cette valeur dépasse largement le produit.
Gilles de Revel : On peut quand même revenir au produit. Car l’amour du vin est fondamental dans cette construction. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous avons commencé par un chapitre intitulé « Aimer le vin ». Connaissez-vous un produit agricole qui déclenche autant de passion ? Qui engendre autant d’experts auto-proclamés, autant de nez affutés, autant de palais différenciés ? Cette diversité est incroyable et cette passion l’est encore plus. Les écrits en sont la preuve. Baudelaire, que nous avons réquisitionné dès le début de nos citations, en fait une véritable humanité. En fait, le vin est une religion. Une religion qui s’attache uniquement à réjouir ses adhérents.
Je découvre un extrait du livre
Pensez-vous vraiment qu’il y a une dévalorisation du vin aujourd’hui ?
Gilles de Revel : Le fait est qu’il y a une déconsommation assez générale du vin un peu partout dans le monde. Mais de mon côté je voudrais insister sur le fait que le vin se doit de posséder une certaine originalité à partir d’une identité régionale. Il faut toujours créer l’enthousiasme sensoriel. La dévalorisation provient souvent de la banalisation qui crée le manque d’émotion. Le produit se banalise, se rapproche d’un jus, il est plus lisse, moins surprenant. Pour des raisons diverses, toute la magie du vieillissement et des vieilles bouteilles n’existe plus. Qu’un vin soit aimé par les uns, détesté par les autres, c’est le principe de la subjectivité. Nous en faisons même l’apologie. Mais attention ! N’allez pas en conclure qu’il n’y a pas de fondamentaux, que tout est dans tout, que toutes les opinions sont acceptables et que la science ne sert à rien.
Éric Giraud-Héraud : Pour moi il y a une dévalorisation collective mais non systématiquement individuelle, car il s’agit surtout de l’augmentation du nombre d’abstinents. Cela est dû évidemment à une désaffection liée à une communication négative à cause de l’alcool : justifiée quand on parle des abus inacceptables et absurdes quand on cherche à stigmatiser le vin. Mais le fait est qu’aujourd’hui encore certains prescripteurs se laissent aller à des postures anti-vin systématiques qui ne sont pas validées par la littérature scientifique. Au chapitre dévalorisation, il existe aussi des conséquences négatives dues à la surutilisation des pesticides et qui sont de la responsabilité du système productif et des politiques publiques. Et bien sûr des prix du vin, souvent incompréhensibles. Quand la grande distribution se sert du vin comme produit d’appel c’est insupportable, d’autant plus qu’ils ont souvent tendance à prendre à la lettre l’idée générique, et fausse quand il s’agit du vin, que la demande est une fonction décroissante du prix.
Pourquoi ce focus important sur les défauts du vin ? Pensez-vous qu’ils sont à ce point méconnus ?
Gilles de Revel : Il y a défauts et défauts. Je viens de vous citer le manque d’originalité qui est oui, un véritable défaut. Il y a aussi des défaillances incontestables que l’on retrouve malheureusement dans certains vins. Et pourtant la netteté du vin n’a jamais été aussi un fait avéré. La science œnologique s’est construite sur la recherche des aspérités, des altérations olfactives et gustatives avec une certaine réussite. Éric m’a imposé de ne retenir que 7 défauts sur chaque élément olfactif, gustatif ou visuel, mais franchement, quelle limite ! Ce que je tiens aussi à souligner, ce sont des erreurs trop souvent répandues dans les manuels œnologiques, comme le soutien supposé de l’acide acétique à l’arôme du vin ou l’origine erronée de la note herbacée… Cela a le don de m’énerver, car il y a des étudiants, des vinificateurs ou des sommeliers qui lisent ces manuels. Il faut donc redire les choses décrites par la science, même si certains milieux professionnels ou médiatiques en contestent l’intérêt.
Éric Giraud-Héraud : En fait, on n’était pas vraiment d’accord tous les deux sur ce chapitre. Mais en limitant à 7 on a pu trouver un terrain d’entente. Non pas que je me sentais capable ou légitime de contester les connaissances acquises dans ce domaine, mais parce que mon seul critère à moi est celui de la volonté d’achat. Alors j’ai joué mon démago pour demander à mon co-auteur au nom de quoi il nous tarabustait avec ses défauts. Si les consommateurs aiment les défauts et achètent le vin déclaré avec défaut, c’est que le défaut n'en n’est pas un. Mais là où Gilles me coince dans mon argument, c’est que l’argument de l’achat ne tient que par celui du réachat. Dès lors on a besoin de savoir ce qui va nous lasser avec le temps, et ce sont sans doute ces défauts repérables rapidement par des experts entraînés.
Vous effectuez plusieurs développements concernant les accords vins et mets dans le livre, vous pensez vraiment que la valorisation est dépendante de cet accord ?
Éric Giraud-Héraud : Une proposition à laquelle nous tenions et qui était d’inverser les rôles, entre accords « mets et vins » qui intéressent le plus souvent les magazines, et accords « vins et mets » plus proches de l’objet de ce livre. Ce qui nous importait ici, c’était de parler du contexte de la consommation d’un vin. Le contexte qui fait aussi la valorisation. D’ailleurs, cela nous a donné l’occasion de proposer au lecteur ces expériences à la fin de chaque chapitre, qu’il peut reproduire, et surtout inventer lui-même d’autres défis dans les accords autour du vin. Cela nous a aussi permis d’écrire ce livre avec des moments bien agréables, d’autant plus que l’on réquisitionnait pour l’occasion nos collaborateurs préférés !
Gilles de Revel : Oui en effet, il existe beaucoup de discours et de littérature autour des accords, mais la science reste relativement pauvre là-dessus. L’erreur est souvent de vouloir mettre le vin au service du plat. Dans l’ouvrage, on rappelle que des sommeliers et des cuisiniers célèbres ont tout de même bien anticipé cette inversion des rôles, mais très peu de données ont précisé cela sur un plan scientifique. Votre question touche à un sujet que nous abordons également longuement, qui est celui de l’émotion. Car finalement c’est bien cela, la réalité d’une émotion que peut nous procurer le vin. Comment la caractériser et comment la mesurer ? Et comment notre état émotionnel influence-t-il notre perception du vin ? Deux questions bien différentes, peu explorées mais nous en disons là ce que la science peut en dire.
Je découvre le livre La valeur du vin
Le modèle européen de production par les AOC est-il responsable de cette dévalorisation qui a motivé le livre ?
Gilles de Revel : La notion d’appellation embarque aussi bien le terroir, le produit que le savoir-faire. Lorsque le désamour arrive pour le vin, il se généralise sur ses fondements. L’appellation ne représente pas le problème, elle est le défenseur assumé d’une certaine typicité qui a, il est vrai, tendance à figer le produit, à l’empêcher d’innover, d’évoluer, de créer la rupture. Mais rien n’empêche à ce jour de modifier la loi, n’ayons pas peur ! Celle-ci justement appartient aux professionnels. En œnologie, on a toujours tendance à essayer de reconnaître la typicité, c’est-à-dire l’identité d’un vin. Mais le concept n’est pas toujours compris. Cela dit, ce n’est pas parce qu’on a du mal à définir quelque chose que ce quelque chose n’existe pas. Les experts de la dégustation ne se froissent pas si on leur demande de juger du fait qu’un vin est bien de Bourgogne, de Pauillac ou de Châteauneuf-du-Pape. Les AOC représentent cette incroyable diversité des vignobles, tout en valorisant une certaine typicité locale ; responsables de la dévalorisation alors ? Ne serait-ce pas plutôt le contraire ?
Éric Giraud-Héraud : Je rajouterais que les AOC et les indications d’origine plus globalement, sont peut-être la seule digue institutionnelle qui ne sombre pas. Nous savons bien que beaucoup de critiques leur sont faites, déjà sur leur très grand nombre, ensuite sur un supposé manque de réactivité vis-à-vis des évolutions dans les cahiers des charges. Cela se justifie parfois. Mais quand on est gardien du temple, on se doit aussi d’être un peu réactionnaire. Car si le temple s’effondre et que chacun repose sa propre identité uniquement sur sa propriété, alors c’est la concurrence généralisée. Une concurrence qui ne peut pas reconnaître en fait l’identité individuelle, à cause du trop d’asymétries d’informations entre producteurs et consommateurs. En un mot une situation qui ne reconnaît plus vraiment la différenciation et qui ne conçoit l’économie que dans sa version primitive de la concurrence pure et parfaite, comme on dit. Cette concurrence qui ne valorise rien. Nous avons dans cet ouvrage La valeur du vin clairement adopté une position pro-Origine, d’autant plus que l’historique des délimitations, qui n’est pas français contrairement à ce que l’on croit trop souvent, est passionnant.
Le dernier chapitre du livre qui défend des orientations agroécologiques et la naturalité pour une « valeur retrouvée » n’exclut pas les innovations radicales. N’est-ce pas contradictoire ?
Éric Giraud-Héraud : Il y a effectivement ces deux tournants dans les attentes des consommateurs auxquelles les producteurs doivent pouvoir répondre : d’abord la réduction des pesticides puis celle des additifs œnologiques. Sur l’agroécologie, les AOC ont sans doute mis trop de temps à s’en emparer, je veux dire à anticiper ce mouvement sociétal qui est sans doute plus insidieux qu’on ne le pense, car on ne sait jamais au juste comment se crée une réputation. Pour les pesticides, la présence de résidus dans le vin, n’est évidemment pas acceptable. Mais c’est peut-être surtout la santé des viticulteurs, des travailleurs de la vigne et bien sûr des riverains qui peut détruire une réputation globale, tout comme l’effondrement de la biodiversité. Rejeter des innovations qui faciliteraient cette transition serait irresponsable. Mais n’est-ce pas ce que l’on fait, quand on ne veut pas laisser les chercheurs travailler sur les nouvelles techniques génomiques ? Pour nous, l’innovation n’est pas là pour détruire un produit jugé obsolète et le remplacer, mais au contraire pour lui permettre de continuer à vivre. En tous les cas, c’est bien comme cela qu’elle doit être perçue.
Gilles de Revel : Oui mais pour que ce produit continue à vivre, il faut également qu’il reste bon et attractif sur le plan organoleptique. On y tient car il existe des tendances à oublier que l’on cultive la vigne pour produire du vin et que l’on fait du vin pour l’offrir aux consommateurs. Pour revenir à la question de la naturalité, il ne faut pas revenir à des produits invendables comme au XIXe pré-pasteurien. Cela dit ce mouvement, ou plutôt cette exigence sociétale qui nous bouscule dans nos retranchements, nous réjouit en fait, car elle nous oblige à revenir à des fondamentaux chers à Jules Chauvet, mais qui étaient aussi un peu le leitmotiv d’un Émile Peynaud à Bordeaux ou d’un Max Léglise en Bourgogne. L’intervention exagérée sur le produit détruit l’expression d’une originalité, ce qui est bien là dramatique. Cela nous ramène au début de notre interview…
Pensez-vous que votre plaidoyer pour la valeur du vin vaut pour d’autres secteur de l’économie et en particulier pour l’alimentation ?
Gilles de Revel : Plusieurs thèmes ont valeur de généralité. Après tout, le vin est un produit agricole et les enjeux d’une certaine difficulté à la transition agroécologique, d’adaptation au changement climatique, d’évolution de la consommation sont bien partagés par l’ensemble du monde agricole. Mais je dirais surtout qu’il y a dans notre livre un travail militant pour la qualité. On ne peut pas concevoir une alimentation sans qualité et il faut arrêter de penser que la qualité est réservée à une élite. L’important c’est l’auto-éducation pour l’appréciation des aliments. « Apprendre à aimer ce que l’on aime » aurait pu être le titre du livre.
Éric Giraud-Héraud : Restons sur la consommation stigmatisée. Aujourd’hui la viande de bœuf est stigmatisée comme l’alcool. Dans ce secteur aussi, la réponse à la déconsommation est sans doute aussi la valorisation. Et les arguments de nécessité d’agroécologie, de référence locale doivent être prise en compte avec les mêmes outils d’analyse. Mais pour revenir sur les propos de Gilles qui concernent en fait le consentement à payer pour un vin, j’ai vraiment envie de vous parler du budget alimentaire qui conditionne la valorisation. On sait que la part de revenu des ménages consacrée à l’alimentation est très diversifiée au sein de la population et qu’elle ne dépend pas du revenu proprement dit. Quand on aime on ne compte pas, dit-on. Eh bien je suis convaincu que la valorisation est d’abord de bien comprendre les consommateurs qui sont susceptibles d’aimer le plus, et que les prix bas ne sont jamais la solution à une crise économique.