Fanny Barthélémy signe une carte blanche engagée, où elle défend le rôle essentiel du collectif pour accompagner les vignerons dans leur transition écologique, face à l’urgence climatique.
Formée au Cambridge Institute for Sustainability Leadership, Fanny Barthélémy est la fondatrice d’OWA Learning, organisme de formation et de conseil dédié au développement durable dans la filière vitivinicole, et créatrice de la Fresque du vin.
Face au changement climatique, la viticulture se trouve à la croisée des chemins. Chaque décision – choix des cépages, gestion de l’eau, maîtrise des intrants, organisation du travail – semble cruciale et engageante. Prise isolément, elle peut aussi devenir lourde, source d’incertitude, voire de découragement. Derrière ces choix se joue bien plus que la technique : c’est la santé des sols, celle des vignes, mais aussi celle des femmes et des hommes qui travaillent la vigne qui est en jeu. Beaucoup de vignerons et d’acteurs de la filière ressentent aujourd’hui un même sentiment : celui d’être seuls face à une multitude de décisions complexes.
Et si une partie de la réponse se trouvait dans le collectif ? Dans la capacité à unir nos forces, partager les expériences, mettre en commun les erreurs comme les réussites, pour façonner la viticulture de demain ?
Coopération et entraide : les racines collectives du vignoble de demain
L’histoire de la vigne est depuis longtemps jalonnée de coopérations et d’entraide : voisins qui s’épaulent aux vendanges, conseils échangés entre vignerons, gestes transmis pour préserver la vigne. À cette entraide spontanée se sont ajoutés, au fil du temps, des organisations collectives comme les interprofessions ou les projets de territoire. Face aux défis actuels, cette tradition du partage redevient une force essentielle.
Partager, c’est se sentir moins isolé. Coopérer, c’est gagner en résilience. S’ouvrir, c’est construire ensemble le vignoble de demain, avec des solutions qu’aucun acteur n’aurait pu porter seul.
Pourquoi les vignerons se sentent-ils de plus en plus seuls face aux décisions à prendre ?
Pendant des décennies, le recours systématique aux intrants et aux pesticides a pu apparaître comme une solution simple et efficace. Désormais, ce système a montré ses limites et comporte des risques pour la santé des sols et des hommes. Le changement est devenu indispensable. Pourtant, changer n’est jamais facile : c’est une composante profondément humaine que d’hésiter face à l’inconnu. Dans le vignoble comme ailleurs, la peur de se tromper, de perdre en rendement ou en qualité, pèse sur chaque décision. Cette hésitation est compréhensible, et elle mérite d’être accompagnée.
À cela s’ajoute un autre frein : la perte de nuance dans les débats et l’augmentation des clivages. Les échanges se polarisent rapidement, ce qui rend plus difficile la recherche de solutions communes et empêche parfois de penser sereinement les trajectoires de transition. Ce climat de tension renforce alors le sentiment d’isolement des vignerons face aux choix qu’ils doivent prendre.
En quoi le changement climatique accentue-t-il ce sentiment d’isolement chez les vignerons ?
Parce qu’il bouleverse les repères. Aujourd’hui, la température moyenne mondiale s’élève déjà entre +1,1 et 1,2 °C par rapport à l’ère préindustrielle. Ce chiffre peut sembler lointain, presque sans signification concrète. Pourtant, ses effets sont bien réels : maturité du raisin accélérée, baisse du pH et de l’acidité, vendanges plus tôt, stress hydrique accru, pressions sanitaires plus fortes sur la vigne… et une pénibilité accrue au travail, avec des journées plus éprouvantes sous des chaleurs extrêmes.
Les hivers plus doux réduisent aussi la régulation naturelle par le froid : certains parasites, autrefois freinés ou détruits, survivent désormais en plus grand nombre. La pression sanitaire s’accroît, demandant davantage de vigilance et parfois plus d’interventions.
À ces tendances de fond s’ajoutent des événements extrêmes plus fréquents, impact du gel de printemps compte tenu de l’avancée des maturités notamment, sécheresses, canicules, qui rappellent combien l’incertitude est devenue la règle. Chacun doit composer avec cette nouvelle réalité, où les repères d’hier ne suffisent plus. C’est un défi immense, mais aussi une invitation à chercher ensemble des réponses adaptées.
Comment le collectif peut-il alléger ce poids ?
D’abord en brisant le sentiment de solitude. Quand les décisions paraissent trop lourdes à porter, partager ses doutes et ses expériences avec d’autres apporte un premier soulagement. Le collectif redonne une respiration : il permet de mettre des mots sur ses inquiétudes, de trouver du réconfort, mais aussi de s’appuyer sur les retours d’expériences de ceux qui ont déjà exploré d’autres voies.
Surtout, le collectif ouvre des perspectives. Les solutions qui en émergent ne sont pas toujours parfaites, mais elles existent, elles donnent des repères et montrent qu’il est possible d’agir. Elles permettent de transformer l’incertitude en pistes concrètes, de passer de l’angoisse à l’action. En ce sens, le collectif est à la fois un soutien humain et une source d’apprentissages pratiques, qui allège le poids des décisions individuelles.
On la retrouve d’abord dans les gestes les plus simples : des voisins qui s’entraident pour les vendanges ou pour surveiller les vignes en période de gel. Cette solidarité de proximité existe depuis toujours et continue de jouer un rôle essentiel.
Quels exemples montrent déjà la force de la coopération dans la viticulture ?
À une autre échelle, la coopération prend la forme de démarches collectives : interprofessions qui fédèrent les acteurs d’un territoire, projets communs de gestion de l’eau, groupes de vignerons qui partagent leurs pratiques pour réduire les intrants ou expérimenter de nouveaux cépages. Ces initiatives créent un effet d’entraînement : chacun apporte sa pierre, et tous avancent plus vite. Car il n’existe pas une solution unique : c’est la diversité et la complémentarité des expériences qui nourrissent la robustesse du collectif.
Enfin, le collectif s’exprime aussi à l’international, à travers des réseaux où des producteurs de différents pays partagent leurs expériences face au changement climatique. Là encore, la force réside dans le partage : personne n’a « la solution », mais chacun contribue à en esquisser une partie.
Ce serait une viticulture capable de s’appuyer sur la force du collectif à chaque étape. Une viticulture où les décisions ne reposent plus sur l’isolement de chacun, mais sur des échanges constants, des retours d’expériences partagés, des choix co-construits.
Et demain, à quoi ressemblerait une viticulture vraiment coopérative et durable ?
Dans un monde instable, marqué par l’incertitude climatique et économique, l’entraide devient une condition de survie et de résilience. Comme l’ont montré de nombreux travaux, elle n’est pas seulement une valeur morale : elle est une stratégie d’adaptation. Dans la vigne, cela signifie qu’aucun acteur n’avance seul, mais que chacun peut compter sur l’appui des autres pour franchir les obstacles.
La coopération de demain passera aussi par l’hybridation, au sens développé par la philosophe Gabrielle Halpern : croiser des univers différents plutôt que les opposer. En viticulture, cela veut dire mêler tradition et innovation, associer savoir-faire paysans et recherche scientifique, relier solidarité locale et réseaux internationaux. C’est en combinant ces approches que la filière gagnera en robustesse et en capacité d’action.
Une viticulture coopérative et durable, c’est enfin une filière qui considère la santé des sols, des vignes et des humains comme un bien commun. Chacun garde son identité, mais avance dans la même direction, en cultivant ensemble la résilience.
C’est cet esprit de coopération et de partage que j’ai voulu explorer dans ce livre, à travers des voix et des expériences qui montrent qu’aucun acteur n’avance seul, et que les solutions, techniques, humaines ou organisationnelles, prennent toute leur force quand elles sont pensées collectivement.