C’est la résolution que Pierrick Bourgault nous incite à prendre dans son ouvrage No Photo -Photographions moins pour vivre mieux ! Vivre l’instant présent, regarder ce et ceux qui nous entourent, directement, sans smartphone ni appareil photo... Revenir à l’image rare mais de qualité, résister à l’envie de la partager, y compris les selfies avec nos « amis » des réseaux... voici ce que propose ce petit essai philosophique illustré. Il pointe à la fois les excès, risques et dangers du tout numérique et invite à réfléchir sur la façon qu’à chacun de regarder le monde, ici et maintenant.
Comment un photographe professionnel en vient-il à cet éloge de la rareté de la photo ?
C’est une excellente question : on pourrait imaginer un pro jaloux de voir les amateurs utiliser des téléphones de plus en plus équipés en pixels et mégaoctets, faciles à manipuler, toujours prêts et en poche. Avez-vous vu les tirages géants affichés, en publicités pour le dernier iPhone ? Même dans des situations de lumière périlleuses, en contre-jour, le rendu était exceptionnel (avec cependant un travail de retouche). Bien sûr, ces progrès techniques me réjouissent. Mieux encore, j’observe que les amateurs améliorent leur culture de l’image, fixe ou vidéo. Un pays où tous jouent du violon, ou au ballon, enfante nécessairement de grands professionnels. Les progrès sont aussi humains.
Mais attention : aspirateur à émotions, caméra de surveillance de poche, le numérique nous permet de capter, gober, stocker des images en permanence. Or ce n’est pas photographier, c’est juste enregistrer. Une bonne photo est rare, car elle exige que l’opérateur y consacre toute son attention humaine, son énergie, du temps, de l’indignation, de l’amour... toutes choses ni infinies ni illimitées. Et encore du temps pour trier, revoir les enregistrements, choisir la meilleure vue, révéler, développer ou souligner tel aspect d’une légère retouche. Les images intéressantes, à forte intensité humaine, qui peuvent émouvoir des inconnus – et pas seulement les personnes représentées ou leurs amis – sont naturellement rares. N’importe quelle image ne mérite pas d’être qualifiée de photographie.
Quels sont les dangers des selfies, du mitraillage et de la numérisation systématiques ?
Tout part d’une bonne intention : montrer son affection à une personne, exister face à ses amis. « Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais » comme l’écrit Annie Ernaux dans Les Années. Mais ce sympathique petit objet à qui l’on confie le plus intime de nos vies, cette prothèse qui remplace notre mémoire et nos mots n’est pas un compagnon innocent. Son usage excessif limite nos perceptions à un écran minuscule, et à un seul sens – le visuel. La richesse et le relief de l’univers sonore sont mal restitués ; toucher, goût et odorat carrément oubliés. Pire encore : son usage excessif vous isole de vos voisins de table, de train, de ces petites scènes de rue amusantes à observer et à écouter. Si vous visionnez toutes ces photos, vous y passerez un temps considérable, et si vous ne le faites pas, quel est l’intérêt de les enregistrer ? « Sauver » selon l’expression d’Annie Ernaux reste illusoire, à la merci d’une panne, d’un vol de téléphone ou d’ordinateur ou de disque dur. « Immortaliser » est bien prétentieux.
Enfin, numériser nos vies pose la question de la confidentialité de nos données personnelles. Aimeriez-vous que vos collègues, vos clients, vos employeurs, ou quelque voyeur non identifié, accèdent à vos photos de vacances, à celles de vos enfants ? Dans ce livre No photo, photographions moins pour vivre mieux, j’évoque aussi le danger des ondes des téléphones et les moyens de s’en protéger ; ainsi que le bilan écologique de ces petits appareils, qui n’est pas glorieux.
Peut-on guérir cette addiction à l’image ?
« Addiction » est un mot fort, sans doute à laisser dans le vocabulaire psy. Tout dépend bien sûr de la perturbation générée dans notre vie par cette pratique. De même, le vin peut être une agréable découverte et un partage entre amis, ou une addiction nuisible – il y a différents stades. La pratique excessive du smartphone se guérit aisément, si l’on se concentre sur l’instant présent. Même s’il est difficile d’échapper à la numérisation galopante de nos sociétés, de nos existences.
Va-t-on vers un mouvement slow photo comme le slow food ou bien en est-on encore loin ?
On en est loin. L’organisation Slow Food fut fondé en 1986 par Carlo Petrini, en réaction aux fast-foods et à la malbouffe industrielle, afin de promouvoir une alimentation plus saine, locale, traditionnelle et diversifiée, afin d’offrir une qualité accessible à tous, tout en préservant des emplois et des compétences dans les territoires. Slow food, c’est préférer des légumes, des animaux de race locale qui prennent davantage de temps pour arriver à maturation et offrent davantage de saveurs. Peut-être aussi les manger plus lentement, en tout cas prendre davantage de temps, et de plaisir.
Slow photo (photographions moins pour mieux vivre) est une philosophie proche de la Décroissance, qui est un mouvement écologique sur lequel il est souvent difficile de communiquer. Car moins semble une privation. La croissance bénéficie d’une image positive, on suppose qu’elle crée des emplois, de l’activité – même si elle en détruit sans doute davantage. Les accidents de la route, la réparation des véhicules, la pollution et la dépollution, la gestion des déchets les maladies, génèrent du chiffre d’affaires, donc de la croissance, mais pas du bonheur.
Cette philosophie du moins, c’est mieux rappelle aussi ce concept artistique : « la perfection ce n’est pas quand il n’y a plus rien à ajouter, mais quand il n’y a plus rien à enlever. »
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Photo principale par © Emmanuel Delaloy - http://edelaloy.fr/koken/
Seconde photo par © Christophe Henry - www.christophehenry.com