Grandeur et humilité de la pédagogie dans l’enseignement supérieur … et ailleurs. Philippe Carré, université Paris Nanterre.
Les métiers de l’enseignement et de la formation, initiale et continue, sont l’objet de mutations au rythme exponentiel depuis la fin du xxème siècle.
Quand tout s’accélère dans la vie sociale et économique, quand la diffusion des ressources digitales envahit les esprits et les pratiques, quand formation et travail se rapprochent au point de parfois se confondre, quand les inégalités d’accès aux savoirs s’accroissent partout dans le monde…, alors les méthodes enseignantes doivent s’écarter, parfois brutalement, souvent de façon plus discrète, des routines pédagogiques convenues d’antan. Le ci-devant enseignant « traditionnel » est aujourd’hui confronté à cinq défis majeurs qui percutent frontalement ses pratiques et ses missions.
Premier défi
Dans l’enseignement supérieur, la combinaison d’une démographie étudiante en accroissement régulier et de ressources toujours insuffisantes pour en suivre l’évolution massive implique la transformation des logiques d’accompagnement. La diminution des taux d’encadrement est un paramètre majeur du changement dans de multiples disciplines, dont particulièrement celles en forte demande : Droit, Psychologie, STAPS, Médecine … Face à une équation insoluble avec les règles de calcul issues de décisions prises à une époque révolue, l’efficience du système repose désormais, par-delà de toujours indispensables ajustements ponctuels, sur la créativité pédagogique et l’exploitation intelligente des ressources aujourd’hui disponibles. Il s’agit de « penser à l’envers » la relation pédagogique, en passant du seul « cours » comme ressource pour apprendre, à une logique « multimodale » combinant de multiples sources d’apprentissage autour d’un projet pédagogique négocié.
En conséquence, le bon usage des ressources digitales est un second défi largement reconnu dans le monde enseignant aujourd’hui.
Deuxième défi
Internet, en mettant à disposition de tous (au moins sous nos latitudes), l’ensemble des savoirs du monde, représente, sous réserve d’une vigilance accrue, un potentiel d’autoformation quasiment illimité, que ce soit en cours présentiel, à distance ou dans la trame des activités quotidiennes. La vidéo éducative n’a pas encore fait les preuves de sa capacité à déployer massivement des contenus que les seuls enseignants « en présentiel » ne peuvent plus assurer dans des conditions satisfaisantes. La technique de la « classe inversée », appuyée sur les ressources d’Internet, promet d’optimiser la fonction enseignante, en maximisant la préparation par les étudiants des moments privilégiés qu’ils passent en groupe avec l’expertise de l’enseignant. Le travail collaboratif trouve avec les réseaux sociaux un vecteur de développement puissant et mobilisateur. La liste s’allonge à mesure de l’expansion phénoménale des innovations techniques. L’art du praticien de la pédagogie reste ici de savoir détecter leur potentiel pour l’apprentissage.
Troisième défi
Troisième évolution majeure du dernier quart de siècle et troisième défi adressé aux enseignants du supérieur, comme il l’a été auparavant pour les professionnels de la formation continue : l’éducation passe de l’ère du « programme » à la logique des « compétences ». L’ingénierie pédagogique fait ainsi une entrée significative dans la panoplie des qualifications attendues dans le monde enseignant comme l’atteste le développement remarquable des emplois du domaine proposés tant dans le monde universitaire que dans celui des entreprises. Diagnostic des compétences attendues, construction des référentiels de formation et des objectifs pédagogiques, conception de dispositifs, conduite et évaluation des innovations sont autant d’activités essentielles au passage d’une logique à l’autre. Il ne s’agit plus de bâtir des programmes hérités de l’histoire des instructions officielles, mais de penser les projets de développement des compétences attendues par le monde économique et social aujourd’hui et, de plus en plus, d’imaginer ceux de demain. L’idée généreuse de formation tout au long de la vie passe désormais de l’incantation à la mise en œuvre, c’est là un quatrième défi.
Quatrième défi
Les universités sont confrontées à l’impératif d’ouverture vers les mondes du travail et s’appliquent, encore trop timidement sans doute, à faire disparaître graduellement les frontières entre formation initiale et continue. L’accueil d’un public en expansion d’adultes en retour d’études dans les programmes d’enseignement fondamentaux, la professionnalisation des cursus dans la logique LMD, la dynamisation des services de formation continue, le développement de partenariats avec le monde économique et social par l’essor de l’alternance, la participation d’experts-praticiens aux enseignements, sont autant de vecteurs de la nécessaire osmose entre deux mondes qui ne peuvent plus s’offrir le luxe d’une ignorance mutuelle.
Cinquième défi
En conséquence de ce qui précède, et c’est là l’ultime défi, un double changement de posture s’impose dans la collaboration entre étudiants et pédagogues.
Le bénéficiaire, jadis « élève », « formé », « stagiaire », voire « auditeur » est appelé à devenir « apprenant »
c’est-à-dire auteur impliqué dans la conduite de son processus de développement. Face à ce changement majeur d’attitude, hier attribué comme par exception aux autodidactes et aux étudiants d’exception cantonnés aux filières prestigieuses, et aujourd’hui appelé à devenir universel, l’enseignant voit sa posture évoluer radicalement, de façon symétrique, vers un rôle de « facilitateur » des projets d’apprentissage de ceux et celles dont il a la charge d’accompagner les efforts. Cette dernière évolution de la formation, vers ce que l’on peut qualifier de « culture de l’apprenance »[1] traduit l’émergence d’un nouveau rapport au savoir. Sur cette base, apprenants et facilitateurs pourront réinventer une véritable alliance de travail, entre partenaires d’une expérience pédagogique appelée à se reproduire tout au long de la vie. Entre grandeur de la mission pédagogique qui leur est confiée et humilité de la posture d’aide qu’elle implique.
[1] Carré, P. (2005). L’apprenance. Vers un nouveau rapport au savoir. Paris : Dunod.
L'Interview du mois
Quelle doit être la place du digital dans la pédagogie ? Est-ce qu’il reste une place pour l’enseignant ?
Interview de Son Thierry Ly.