L’idéologie vue sous l’angle de la psychanalyse groupale
Rencontre avec René Kaës pour son livre L'idéologie - l'idéal, l'idée, l'idole
L’idéologie vue sous l’angle de la psychanalyse groupale
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Quels sont les fondements de l’idéologie, pourquoi ne meurt-elle jamais ? Comment la clinique de la cure et le travail psychanalytique de groupe éclairent-ils la formation de la position mentale de l’idéologie ? L’idéologie - L’idéal, l’idée, l’idole (Dunod, 2016) de René Kaës, revoit en profondeur, remanie et complète le premier ouvrage de René Kaës, paru il y a 35 ans. Avec une dernière partie consacrée aux idéologies radicales, René Kaës apporte une analyse clarifiante sur le processus de radicalisation des groupes terroristes et notamment de ceux qui ont défrayé la chronique en France ces deux dernières années.
Dans cette nouvelle édition, quelles approches ou concepts nouveaux développez-vous ?
J'ai publié chez Dunod une première édition d'un livre sur l'idéologie en 1980. À cette époque, de nombreux philosophes sociologues et politologues proclamaient la mort des idéologies. Je constatais au contraire qu’en Europe, en Asie comme en Amérique latine plusieurs organisations révolutionnaires avaient développé une idéologie radicale assortie d'attentats et d'assassinats. Un tel déni de la permanence des idéologies, un tel aveuglement m'interrogeait sur sa consistance psychique. Je supposais que dans les groupes comme dans la cure il persistait ce que j'ai appelé une position idéologique c'est-à-dire une structure défensive et offensive récurrente pour faire prévaloir, contre la reconnaissance de la réalité, la toute-puissance des idées, la suprématie des idéaux cruels et la fabrication d'idoles auxquelles une soumission absolue était requise.
Depuis 1980 la clinique m’a conduit à développer ou à préciser certains concepts issus du modèle de l'appareil psychique groupal. J'ai notamment précisé comment, dans les groupes et plus généralement dans toutes les configurations de liens, se distinguent, s'agencent, interfèrent trois espaces de la réalité psychique inconsciente : l'espace propre au groupe, l'espace des liens intersubjectifs dans le groupe et l'espace du sujet en tant qu'il est membre du groupe. Chacun de ces espaces possède des processus spécifiques. Il existe toutefois des processus et des formations transversales, comme les alliances Inconscientes, qui sont la matière psychique des liens intersubjectifs.
J'ai considéré que chacun de ces espaces était tributaire d'un niveau méta de l'organisation psychique. Ainsi le groupe est en position méta par rapport aux deux autres espaces. Méta signifie aussi que les liens sont en étayage sur le groupe, tout comme l'espace du sujet est en position d'étayage par rapport au niveau qui le contient.
L'ensemble de ces concepts a été mis en travail à propos des formes du mal-être dans la société contemporaine et dans la vie psychique des groupes, des configurations de liens et des sujets. Mon analyse porte sur la défaillance des organisations méta et des fonctions des garants. J'en décline les différents effets dans l'analyse des processus sans sujet et de l'absence de répondant.
Cette approche nouvelle et les concepts qui la spécifient sont particulièrement efficaces, c'est mon hypothèse, lorsqu'il s'agit de rendre compte des formes radicales de l'idéologie. Elles sont une « réponse », sans issue autre que la destruction, au mal-être contemporain.
Comment les alliances Inconscientes sont-elles au cœur de cette seconde édition ?
J’ai proposé ce concept pour rendre compte de la genèse et des effets de l’Inconscient dans les formations et les processus des liens intersubjectifs. Les alliances inconscientes sont l’une des principales formations de la réalité psychique qui organisent et caractérisent la consistance des liens qui se nouent entre plusieurs sujets dans les couples et les familles, dans les groupes et les institutions. Chacun d’entre nous a besoin de l’autre pour réaliser ceux de ses désirs inconscients qui sont irréalisables sans l’autre, et réciproquement. Ces alliances ont pour but de maintenir refoulé, rejeté, dénié ou effacé ce qui entre chacun des sujets d’un lien peut mettre en péril ce lien. Mais ce but se double d’autres buts, ceux là individuels : les alliances soutiennent ce que chacun, pour son propre compte, doit refouler, dénier ou rejeter. L’accord qui en résulte est le plus souvent inconscient et cet accord inconscient est co-constitutif de l’Inconscient de chacun. De cette manière, les alliances inconscientes participent à la structuration de la vie psychique de chaque sujet, en tant qu’il est sujet de l’Inconscient et sujet de ces alliances. Par structure et par fonction, les alliances inconscientes sont donc destinées à produire de l’Inconscient et à demeurer inconscientes. Les effets de ces alliances sont repérables dans la formation du sujet de l’Inconscient.
Mes recherches sur les alliances inconscientes ont débuté en 1971 lorsque je me suis intéressé à l’émergence de la position idéologique dans les groupes et dans les institutions.
J’ai distingué plusieurs types d’alliances inconscientes : des alliances structurantes, des alliances défensives et offensives, des alliances aliénantes et pathologiques. J’ai analysé en détail le contrat et le pacte narcissiques, l’alliance des Frères, l’alliance symbolique avec le Père, le contrat de renoncement à la réalisation directe des buts pulsionnels, le pacte dénégatif, le déni en commun, le pacte pervers.
La clinique psychanalytique depuis 80 vous a-t-elle amené de nouveaux éléments de réflexion sur les mentalités collectives et l’idéologie ?
Dans Les Origines du totalitarisme (1951), H. Arendt reprend le concept de totalitarisme pour décrire la structure des États totalitaires qu’ont été spécifiquement l'URSS de Staline et l'Allemagne de Hitler. L’idéologie totalitaire coagule des individus isolés, auxquels elle impose une adhésion totale et qu’elle transforme en masse. « La terreur est la substance réelle des régimes totalitaires, écrit-elle (tr. fr. p. 30) […], elle substitue aux limites et aux modes de communication entre individus un carcan qui maintient ces derniers si étroitement serrés qu’ils sont comme fondus ensemble, comme s’ils ne faisaient qu’un ».
L’idée centrale est précisément cette subordination à une masse unifiée, et c’est là un trait commun à toutes les idéologies totalitaires (fascisme, nationalisme intégral, national-socialisme, communismes stalinien ou maoïste) : la fétichisation de l'unité, unité de l'État, de la nation, de la race, de la doctrine et de l'appareil du pouvoir. Il y a, dans cette fétichisation, un déni de la division et des antagonismes, en ce qu'ils sont dans l'histoire sources de vie et de mort.
Votre ouvrage paraît après les attentats de Paris en 2015, comment cela éclaire-t-il l’idéologie et ses constituants : l’idéal, l’idée, l’idole ?
Les attentats de janvier et de novembre 2015 à Paris ont relancé une réflexion beaucoup plus centrée sur les manifestations des idéologies meurtrières et de la terreur qu’elles organisent et légitiment. Organiser la terreur est l’effet de l’angoisse profonde, demeurée impensée devant les mutations qui bousculent les certitudes d’une société, menacent ses croyances, les fondements de son ordre, offensent les valeurs et les idéaux dont la religion expriment, avec d’autres instances, la permanence. On pourrait dire que les structures et les fonctions métasociales et métapsychiques sont ébranlées. Et que dans ces conditions les angoisses persécutoires suscitent des défenses à leur mesure, et notamment la terreur agie en réponse à la terreur ressentie.
Dans cette perspective, les constituants fondamentaux de la position idéologie, l’idéal, l’idée, l’idole, sont mobilisés d’une manière qui ne peut supporter le doute. Au contraire, ils colmatent avec de nouvelles croyances, de nouvelles alliances, de nouvelles conceptions de la causalité. Les anciens supports méta se radicalisent dans le fondamentalisme, sa fonction étant d’apporter une réponse univoque à la question de la cause, de l’origine et de la fin. Terroristes et terrorisés sont pris dans le même engrenage mortifère.
Face à la terreur qui désintègre les psychés et les liens, face au déni massif, vital de ce qui est arrivé et arrivera encore, notre tâche est de continuer à inventer les lieux où elle peut être pensée et inventer les paroles qui ne l’expulsent pas du monde des humains vivants.