L'industrie se doit désormais de pivoter vers un modèle circulaire. Rencontre avec Grégory Richa et Emmanuelle Ledoux, auteurs de Pivoter vers une industrie circulaire.
Industrie linéaire vs industrie circulaire. Pouvez-vous nous présenter ces 2 modèles ?
L’industrie linéaire est un modèle basé sur une logique « extraire, produire, consommer, jeter ». Il implique des chaînes de valeur globalisées et repose sur l’hypothèse que les ressources pour fabriquer les produits sont infinies. C’est le modèle dominant qui soutient nos modes de consommation actuels.
À l’inverse, l’industrie circulaire se décline dans des modèles économiques fondés sur des ressources durables et locales, sur l’allongement de la durée de vie des produits et sur leur régénération dans des boucles de réutilisation permettant d’éviter les déchets et la consommation de nouvelles matières premières. De plus en plus d’industriels pionniers pivotent vers la circularité. Bien en amont du simple recyclage, ils y trouvent de nouvelles formes d’innovation et de sources de différenciation, avec des modèles plus frugaux, bas carbone et « multi-locaux » (c'est à dire distribués géographiquement), porteurs de davantage de sens pour les équipes.
Cependant, si la circularité dans l’industrie existe depuis le XIXème siècle, seulement 8,6% de l’économie mondiale actuelle est circulaire, sous l’effet de la globalisation et la consommation de masse notamment.
Pour pivoter vers l’industrie circulaire, transformer les cœurs d’usine est obligatoire mais ne suffit pas ?
Transformer les cœurs d’usines là où l’on fabrique les produits, est indispensable. L’efficacité énergétique, la hausse du coût des matières et le devoir de responsabilité environnementale sur leurs territoires demandent aux industriels d’être exemplaires et d’aller vers des usines frugales en ressources et bas carbone. Ce mouvement engagé depuis plus d’une décennie s’accentue et il faut l’accélérer.
Malgré la réalisation de tels efforts, un industriel a toujours la possibilité de continuer à s’appuyer sur une extraction sans limite des ressources, de vendre des produits carbonés, à durée de vie faible, non réparables et qui finissent incinérés. Pour aller dans la bonne direction il nous faut trouver le moyen de transformer l’ensemble des chaînes de valeur, de l’extraction des ressources aux usages des produits.
Accentuation du dérèglement climatique dans le monde et en Europe, ruptures des supply chains globales, finitude des ressources ou encore disparition du vivant : les modèles linéaires sont dans l’impasse et tout pousse aujourd'hui les industriels à repenser leur modèle de "bout en bout" en intégrant la circularité à chaque étape. L’industrie circulaire est un véritable point de bascule, vers des modèles plus pérennes économiquement, sobres et viables pour le vivant.
Dans quelle mesure ce changement de modèle peut-il influer sur la réindustrialisation et l'emploi ?
La réindustrialisation est pensée principalement aujourd’hui par le biais de la transition énergétique, de la souveraineté et de l’émergence de startups issues de la tech. Intégrée avec la même importance dans les plans de transformation de l’économie, la circularité permettrait de développer de nouvelles activités pour les industriels, de créer encore plus d’emplois locaux et de rendre les territoires plus résilients.
Généralisation de la réparabilité, systématisation des procédés de remanufacturing, réemploi des contenants ou encore transformation des déchets en nouvelles matières : les formes de valeur peuvent être démultipliées tout au long du cycle de vie de la matière, dans tous les secteurs, grâce à la circularité. Pour l’industrie et nos sociétés, ces opportunités représentent un potentiel immense qui ne demandent qu’à être saisies.
Dans le livre vous dîtes que la circularité permet un retour au local et à la culture du « savoir-faire », pourquoi ?
Le retour du local et de la culture du « savoir-faire », progressivement perdus avec la désindustrialisation, sont liés aux métiers de la circularité. D’une part, ces métiers sont concentrés à proximité des lieux d’usage et des matières utilisées, ce qui permet à la matière de circuler localement. D’autre part, les activités de diagnostic et de réparation sont peu automatisables car les produits collectés sont par nature dans des états très variables. Enfin, des filières entières fondées sur la circularité sont à créer. La réutilisation des batteries électriques, produites aujourd’hui dans des gigafactories, ou la production de biomatériaux, permettant de sortir des matériaux fossiles ou non renouvelables, représentent des filières à part entière qui devraient être portées par tout un écosystème d’acteurs privés comme publics.
Vous proposez des études de cas auprès de plus de trente industriels de toutes tailles et tous secteurs. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
À travers la rencontre avec de nombreux industriels pionniers dans la circularité et nos expériences de transformation réalisées directement sur le terrain, nous avons cherché à répondre à plusieurs questions : quel est le déclencheur d’un pivot circulaire ? Comment repenser les modèles ? Pour quels bénéfices ? Comment accélérer le passage à l’échelle ? Que faut-il déverrouiller d’un point de vue économique, financier et réglementaire pour réussir ?
Dirigeant.e.s, managers, opérationnel·le.s : les visions recueillies irriguent les différentes parties de l’ouvrage.
Parmi les éléments marquants figure le besoin de distinguer deux types d’industriels.
- D’une part, les « natifs circulaires » : elles sont souvent des startups industrielles ou des PME fondées par des entrepreneurs visionnaires. Leur enjeu est de réussir à lever les freins financiers et industriels pour passer à l’échelle.
- D’autre part, les « natifs linéaires » correspondent au tissu industriel dit « classique ». Leur enjeu est d’amorcer un pivot vers de nouveaux modèles économiques fondés sur la circularité, souvent à rebours des recettes qui ont fait leur croissance.
Quels sont les freins rencontrés et comment accélérer l’émergence de cette nouvelle industrie ?
Sans un soutien économique et la présence d’écosystèmes adaptés, les nouvelles chaînes de valeur que ces entreprises incarnent resteront à la marge. S’ajoutent d’autres freins d’ordre technique, organisationnel, de structuration de nouveaux marchés ou liés au design des produits, qui demandent de réapprendre à innover en mode « startup », avec des approches « low fab ». À l’issue d’une étape d’exploration permettant d’identifier de nouveaux modèles circulaires, il s’agit ici de s’appuyer sur des outils de production existants pour tester en mode itératif et pragmatique les nouvelles chaînes de valeur avec des clients proches, prêts eux aussi à changer.
Basculer vers une industrie circulaire reste complexe, mais les apprentissages retranscrits dans le livre sont à même d’inspirer l’ensemble des acteurs industriels et des territoires dans l’optique d’explorer de nouvelles voies.
A qui conseilleriez-vous votre ouvrage ?
Aux entrepreneurs industriels, aux dirigeants d’entreprises, aux responsables développement durable, commercial et produits ainsi qu’à leurs équipes, pour que chacun puisse amorcer à son échelle le pivot de leur organisation vers la circularité.
Aux acteurs qui font les territoires : élu.e.s et technicien.ne.s, collectivités territoriales comme les Régions et les métropoles, filières de formation… pour créer un cadre collectif favorable à l’émergence des modèles circulaires.
Et bien sûr à toutes celles et ceux qui cherchent une voie pour changer nos usages et nos organisations pour un monde durable.