Rencontre avec Christophe Jeunesse autour des modes d'apprentissage à l'université et de leurs éventuels changement, et comment l'enseignant peut-il s'y préparer et s'adapter.
A l'heure du tout numérique, et des nouvelles formes d'enseignement, présentiel, par petits groupes, distanciel que la pandémie impose, les modes d'apprentissage à l'université vont-ils changer ? Comment ? Et comment l'enseignant peut-il s'y préparer et s'adapter ?
Mars 2020, un premier confinement est rendu nécessaire pour atténuer les effets de la pandémie de la covid 19. Cette mesure, aussi brutale qu’inattendue a généré un recours massif au digital dans des organisations plus ou moins bien préparées pour cela. A un mois de la fin des cours de l’année 2019/20, puis à la rentrée suivante, l’université doit s’adapter en ayant exclusivement recours à la formation à distance.
Quels impacts cette situation a-t-elle pu avoir sur la pédagogie à l’université, et qu’en restera-t-il à moyen et long terme ?
Quelle est la situation avant le confinement ?
On peut estimer que les universitaires ont encore massivement recours à des techniques pédagogiques de type expositif ; le digital constitue essentiellement un recours pour projeter des documents, voire susciter des recherches documentaires.
Dans le même temps, les étudiants sont, presque tous, équipés d’un smartphone connecté à internet et une très grande majorité d’entre eux possède également un ordinateur[1]. Aussi sont-ils susceptibles d’accéder, n’importe quand et n’importe où, à une quantité d’informations bien supérieure à celle prodiguée dans le cadre de leurs cours, mais aussi à des outils leur permettant de communiquer, de partager, de collaborer, que ce soit en situation formelle ou informelle d’apprentissage.
Equipés d’une base de connaissances suffisantes dans un domaine donné, les étudiants sont aujourd’hui en mesure de mobiliser un environnement personnel d’apprentissage très amplifié par leur équipement digital. Cela dit, si la question du « pouvoir apprendre » se pose de moins en moins, il reste bien celle du « savoir apprendre » et celle du « vouloir apprendre »[2] ; deux dimensions auxquelles les universitaires sont aujourd’hui peu préparés à répondre. Celles-ci supposent, en effet, une remise en question de la posture exclusivement transmissive de l’enseignant ; enseignant qui s’inscrit dès lors dans une dynamique vertueuse autour des trois processus qui émergent du triangle de Houssaye, enseigner, former, mais aussi et surtout, apprendre.
Il s’agit alors, pour l’universitaire, de se lancer dans la posture complexe, mais incontournable, de facilitateur telle que décrite par Pratt (1998)[3]. Le facilitateur accompagne l’agentivité naturelle, l’autonomie de l’apprenant dans une situation non directive ; il crée les conditions d’exercice d’une autonomie de chacun dans ses apprentissages, et ce bien au-delà de la formation elle-même, à savoir dans sa vie professionnelle. Toute chose étant égale par ailleurs, ce sont en effet les salariés faisant preuve d’agentivité, sachant mobiliser de façon efficiente leur environnement personnel d’apprentissage, qui présenteront la meilleure employabilité, qui s’épanouiront le plus dans leur travail, et évolueront le plus aisément dans leur carrière professionnelle.
Certains universitaires ont compris ces enjeux ; ils ont commencé à faire évoluer leurs pratiques pédagogiques au-delà de l’indispensable transposition didactique des savoirs fondamentaux relevant de leur cours, mais ils sont encore trop peu nombreux.
Or la formation en ligne donne notamment cette opportunité de revisiter sa pédagogie, de pratiquer la « classe inversée », voire « renversée », de s’inscrire dans une approche multimodale alternant la mise à disposition de ressources de différentes formes, l’apprentissage collaboratif autour d’études de cas ou de projet, des temps de régulations métacognitives, des conférences interactives, etc. La technologie n’est jamais aussi pertinente que quand elle se met au service de la pédagogie, et non le contraire.
Confinement et mise en ligne des cours à marche forcée, quel impact ?
Plusieurs facteurs ont constitué des handicaps à l’évolution pédagogique espérée : la mise en ligne brutale des cours dans le cadre de cette crise sanitaire, les soucis d’ordre technique, la certitude de nombreux collègues qu’il est « peu utile de s’y mettre vraiment » car le retour au présentiel est toujours imminent, mais également la représentation, plus ou moins partagée, que la formation en ligne n’est pas adaptée à l’université.
Dès lors, on observe plutôt un « effet diligence », c’est-à-dire la reproduction à distance des techniques mises en œuvre en présentiel : cours magistraux via une classe virtuelle ou mise à disposition du cours au format .pdf et évaluation classique en fin de parcours. Ce faisant, la présence en ligne de l’enseignant est variable, allant d’une absence totale de communication avec les étudiants à une posture réactive et régulière face aux questions qui lui sont adressées dans le forum, voire à l’animation de temps de régulation synchrones en classe virtuelle. Cette présence pédagogique conditionne bien souvent la résilience d’étudiants qui, par ailleurs, évoluent parfois dans des conditions d’apprentissage précaires : locaux exigus et partagés, voire terminaux numériques inadaptés à la lecture de textes longs (écrans de petite taille).
A la question de savoir si cet épisode aura quand même un impact sur la pédagogie des universitaires, on peut sans trop se tromper répondre par l’affirmative, mais qu’il sera partagé. Les entretiens informels que j’ai pu avoir avec mes collègues montrent qu’ils sont assez nombreux à attendre le retour à des conditions normales pour reprendre leurs habitudes antérieures à la crise. Une partie significative d’entre eux met néanmoins en avant des connaissances nouvelles qu’ils réinvestiront à l’avenir ; en s’inscrivant par exemple dans une approche « blended », exploitant les potentialités de la technologie pour faire évoluer leurs pratiques pédagogiques dans un sens multimodal.
Des vidéos, des diaporamas sonorisés devraient par exemple être utilisés en « classe inversée » dans le cadre de présentiels « augmentés ». Des petits groupes informels de découverte des potentialités pédagogiques du LMS universitaire se sont également constitués, laissant présager pour l’avenir plus de collaboration entre enseignants sur ces questions ; les pratiques structurées d’apprentissage collaboratif à distance entre étudiants prendront sans doute un peu plus de temps pour se faire une place significative dans le paysage universitaire.
Ce sont sans doute ces précurseurs, associés à ceux qui avaient déjà franchi le pas bien avant cette crise, qui, espérons-le, finiront progressivement par entraîner derrière eux les moins récalcitrants. Précisons ici qu’un accompagnement pédagogique spécifique, existant dans la plupart des universités, doit continuer à se mettre au service de l’apprenance des collègues concernés.
Il reste enfin la question de l’influence des étudiants eux-mêmes sur ce processus.
Nourris de l’habitus issus de leurs expériences scolaires, encore peu ouvertes à la multimodalité, ils sont nombreux à souhaiter rester dans une forme d’apprentissage exclusivement transmissive, et rassurante à certains égards.
L’accompagnement du changement devra ainsi concerner non seulement les enseignants, mais également les étudiants ; à ce propos une attention particulière devra être portée à ceux qui ont le plus souffert de cette situation. La préoccupation récente des universités autour du développement des soft-skills et du métier d’étudiant va bel et bien dans ce sens.
A propos de Christophe Jeunesse
Christophe Jeunesse est maître de conférences en sciences de l’éducation et de la formation à l’université Paris Nanterre, au sein de l’équipe apprenance et formation des adultes.
Directeur du département des sciences de l’éducation et de la formation et co-directeur de l’UFR Sciences Psychologiques et Sciences de l’éducation.
Ses objets de recherches et d’enseignement portent principalement sur la façon dont les adultes apprennent avec le digital.
[1] Le baromètre du numérique 2019 indique un taux d’équipement pour les 18-24 ans de 98% pour les smarphones et 82% pour les ordinateurs (Source : CREDOC, Enquêtes sur les « Conditions de vie et Aspirations ») https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/cge/baromet...
[2] Selon les expressions proposées par Le Boterf
[3] Pratt, D. D. (1998). Five perspectives on teaching in adult and higher education. Krieger Publishing Co., PO Box 9542, Melbourne, FL 32902-9542.