Cette lettre est le fruit d’un travail de réflexion collaboratif regroupant l’ensemble des dix auteurs de l’ouvrage “Les prérequis pour réussir – Licence de sciences”, tous enseignants ou enseignants-chercheurs à l’Université de Montpellier : Thibaud Etienne, Jean-Luc Aymeric, Rodolphe Cattin, Anne-Laure Dalverny, Jérôme Dorignac, Laila Gannoun, Frédéric Lemoigno, Fleurice Parat, Nicolas Saby et Coralie Weigel.
Cette lettre n’a pas la prétention de défendre ni même de proposer de “bonnes pratiques pédagogiques” tant celles-ci sont multiples, mais plutôt d’inviter au questionnement sur la compatibilité d’un choix pédagogique et d’un public d’étudiants néo-bacheliers entrant tout juste à l’université.
Cette courte période (quelques mois à peine) est un objet d’expérimentation pédagogique pour les enseignants universitaires, avec un foisonnement d’outils qu’ils déploient pour interagir avec les nouveaux étudiants sous une forme qui leur est accessible. Dans ce contexte, la ludification de l’apprentissage semble occuper une place grandissante sur le marché de la pédagogie et de ses ressources. Cette ludification est, selon notre perspective, un outil d’accompagnement à la transition, c’est-à-dire à court terme, dont l’approche contraste fortement avec la sobriété des formats d’apprentissage et des supports d’étude et de recherche auxquels seront confrontés les étudiants dès la licence.
Cela est également vrai, selon nous, pour les ouvrages imprimés (ou numériques) bariolés de multiples encarts colorés imitant les concepts de manuels scolaires du collège et du lycée, et regorgeant d’encyclopédisme, sans linéarité dans la narration éducative, dispersant l’attention de leurs lecteurs dans autant de directions qu’il est possible d’en avoir tout en les détournant de l’objet même de l’étude. Soit la forme l’emportant au détriment du fond. Le socle de connaissances s’en retrouve dilué, et l’approche “culture-généraliste” de l’apprentissage joue ainsi clairement contre l’identification (et donc, par imitation, la construction) de raisonnements scientifiques rigoureux et d’une méthodologie. Il devient donc plus difficile de discerner ces raisonnements dans la trame de livres au contenu scientifique réel de plus en plus réduit et dispersé à l’intérieur d’ouvrages d’entrée de licence de plus en plus concis, en raison naturelle du fait que les étudiants en début de parcours sont, depuis l’explosion du numérique, de moins en moins enclins à se diriger vers les ouvrages imprimés, et cela d’autant plus si ceux-ci sont sobres, linéaires, et longs.
Cela nous semble d’ailleurs doublement problématique d’une part car le support écrit est très présent dans les applications professionnelles post-enseignement universitaire (articles de recherche, rapports d’étude, rapports d’expert,...), et d’autre part parce qu’éloigner les ouvrages imprimés de l’apprentissage des étudiants universitaires nous semble dommageable en raison du fait qu’un tel élément d’apprentissage lui rappelle qu’il faut du temps pour apprendre, ce qui est en contraste très brutal avec l’immédiateté que garantit son hyperconnectivité habituelle dans une majorité de cas. L’étudiant-lecteur est contraint à l’inconfort de redevenir actif et non passif dans l’acquisition d’information, de focaliser son attention et de se concentrer sur une trame (plus ou moins) linéaire sur un support fixe, ce qui contraste également très brutalement avec l’éclatement/la dispersion de son attention, à temps de vie devenu très court, lors de la pratique des réseaux sociaux où l’information est brève, dynamique, et acquise passivement.
Avec la massification des effectifs étudiants en début de licence, il se trouve mécaniquement que les ouvrages imprimés et surtout l’outil numérique ne sont plus toujours réduits à des outils intégrant un dispositif pédagogique complet encadré par un enseignant, mais peuvent se substituer (partiellement ou parfois complètement) à cet encadrement. Or, c’est précisément en cette période transitoire de tout début de licence que le néo-bachelier a le plus besoin d’accompagnement pédagogique car, tout comme il existe un fossé entre les dispositions générales d’un étudiant du fait de sa possible (hyper)connectivité et la démarche qu’il lui est nécessaire de s’approprier pour apprendre à l’université, il en existe un autre entre les pratiques et programmes éducatifs du lycée et ceux de l’université, de sorte que le nouvel entrant se retrouve à la rupture entre deux mondes pédagogiques pendant cette période de transition.
En plus de la méthode de travail, du taux d’encadrement, de la responsabilisation de l’étudiant et de l’indispensabilité de son autonomie, qu’il s’agisse de l’approche thématique (comment la discipline est présentée et perçue) et pédagogique (comment elle est enseignée), ou de la conception de ce en quoi consiste une “méthodologie” scientifique dans la construction d’un raisonnement, les deux mondes n’ont que peu de compatibilité : l’approche “culture-généraliste” des sciences telles qu’elles ont parfois pu être abordées au lycée, où l’objectif est davantage de constituer un vernis scientifique que de forger un socle de connaissances et de compétences scientifiques ainsi qu’une méthode, se heurte violemment à l’approche “conceptuelle” et méthodologique des sciences à l’université. Nous observons en effet chaque année l’influence négative de ce manque de compatibilité sur l’adaptation des nouveaux entrants en licence, une influence qui est bien présente tout au long de la licence et qui se reflète par un taux d’échec généralement très élevé en première année, s’expliquant à la fois par le fait que faire des études est devenu une règle plutôt qu’un choix, mais également par l’impréparation des bacheliers à l’entrée des études universitaires. Cette dernière raison a fortement motivé notre décision de rédiger notre ouvrage de prérequis, qui reprend l’essentiel parmi ce qui nous semble être exigible (ce qui est réellement “attendu”, pour reprendre le terme consacré par le ministère) en entrée de licence de sciences, soit pour la transition lycée-université les indispensables du lycée revisités à la manière dont ils seront abordés à l’université.
Nous souhaitions cependant que ce livre ne soit ni une simple “check-list” de connaissances sans substance ni méthode, ni un “impératif pour la réussite” renforçant davantage cette culture de l’échec en France qui nous semble à la fois anxiogène et porteuse de biais, allant même jusqu’à empêcher l’étudiant en difficulté d’accepter certaines mains tendues par les établissements d’enseignement, comme par exemple la possibilité de suivre une voie alternative en début d’études consistant à passer par un “parcours adapté” permettant de suivre une remédiation prolongée et “adaptée”, préalablement à la réintégration dans la licence. Être associé à un tel parcours fait souvent particulièrement écho chez l’étudiant à l’apposition d’une étiquette “Oui, si”, ou comment démarrer des études supérieures en recevant ce label d’infériorité que des années de formatage à la phobie d’un échec sans vertu d’apprentissage ont rendu lourdement dévalorisant : une fausse note dans un CV qui suivra l’étudiant pendant toute ses études en lui fermant potentiellement des portes. Une perspective de l’échec d’autant plus toxique qu’elle s’entretient même au-delà de l’arrivée dans le monde professionnel.
Nous souhaiterions plutôt encourager les étudiants qui sont labellisés “Oui, si” à ne pas rougir d’accepter de rejoindre un parcours adapté, mais au contraire de faire valoir le fait d’avoir saisi cette opportunité offerte comme une démonstration de leur maturité et de leur initiative pour progresser...
#LIP - 10 / 2020
Lettre de l'innovation pédagogique Dunod