Entretien avec Yoann Allardin et Valentin Michel co-auteur de l'ouvrage "Révélez les super-pouvoirs de votre mémoire" aux Éditions Dunod.
La contre-réforme du XVIe siècle aura fait une victime toute particulière, née il y a plusieurs milliers d’années dans un palais de la Grèce Antique, selon la légende1.
A cette époque pas de papier, encore moins de téléphone, pour enregistrer ses discours et les restituer avec aisance et fluidité, mais une technique ancestrale nommée “Palais mental”, qui consiste à se déplacer mentalement dans des lieux connus pour y visualiser les jalons de sa pensée. On garde d’ailleurs des traces de cette méthode dans notre langage : “en premier lieu, en second lieu”. Le Palais mental est en réalité l’une des techniques fondamentales de l’Art de la Mémoire, aux côtés du système majeur qui lui, sert à mémoriser les contenus chiffrés.
Au XVIe siècle pourtant, l’Eglise, peu friande de l’imagination débordante dont sait faire preuve ses adeptes - la mémorisation demande de créer des images absurdes, violentes, ayant parfois attrait au désir ou à la peur - finit par bannir ce savoir ancestral et provoque son éviction de la place publique et, surtout, de l’école.
La philosophie des Lumières n’aidera pas à rendre ses lettres de noblesse à un Art pourtant si intime et si cher à l’Homme, puisqu’il lui permet de cultiver ses capacités mémorielles au-delà de ce qu’il aurait cru possible. La preuve : il est pratiqué par Platon, Cicéron, Saint-Thomas d’Aquin, puis par Spinoza et Leibniz2.
Aujourd’hui, dans les cycles primaire3 comme secondaire, l’enseignement de la mnémotechnique reste toujours marginal, quand il n’est pas inexistant. Bien sûr, nous connaissons tous les fameux “SOH-CAH-TOA” ou “à, dans, par, pour, en, vers, avec, sans, sous, entre, derrière, chez, de, contre”.
La population francophone cherche d’ailleurs toujours avec ardeur le fameux Ornicar ! Etonnant qu’elle ne l’ait pas trouvé, depuis le temps. Mais l’Art de la Mémoire ne s’arrête pas à quelques formulations ingénieuses - elle est plutôt une science, fondée sur un ensemble de techniques complexes qui interagissent entre elles, et que l’on peut fort heureusement s’approprier avec un peu de bonne volonté et des exercices adéquats.
Et les résultats ne mentent pas : en 2016, Akira Haraguchi a publiquement récité les 117 000 premières décimales de pi, au cours d’une séance qui a duré 16h30. Le psychiatre japonais n’est pas le seul à faire des miracles. Lors des championnats du monde de la Mémoire en 2018, on a pu retenir l’ordre de 380 cartes aléatoires en 10 minutes. 132 dates, par coeur, en 5 minutes.
Comment expliquer que l’on assiste à de telles prouesses ?
Comment expliquer, dès-lors, que l’on assiste d’un côté à de telles prouesses - qui peuvent paraître surhumaines - et de l’autre côté à la difficulté de milliers d’élèves à mémoriser une date d’une semaine sur l’autre ? Quels que soient ses objectifs (acquisition de connaissances, développement de l’esprit critique…), l’École a sûrement à apprendre de ces étrangetés qui prennent plaisir à faire surchauffer leur matière grise.
En 2014, le Rawal Institute of Health Sciences d’Islamabad, au Pakistan, mène une expérience sur une cohorte de 78 étudiants, qui sont interrogés sur un cours sur le diabète4. 52 d’entre eux ont été sensibilisés à la Méthode du Palais Mental, les 26 autres sont libres de réviser selon leur propre méthode.Le constat est sans appel : les étudiants du premier groupe obtiennent des notes supérieures de 2,5 points sur 20 par rapport à l’autre groupe. Surtout, l’écart-type de ce même groupe n’est que de 1,1 contre 1,85 pour le second.
Ces résultats sont en accord avec ce que prédisait l’allemand Hermann Ebbinghaus en 1885. Pour le père de la psychologie expérimentale de l'apprentissage, la maîtrise de la mnémotechnique permettrait non seulement d’améliorer leurs résultats des étudiants, mais surtout de pallier les différences de niveau entre les individus. La conclusion positive de cette expérience, ainsi que d’expériences similaires, s’explique d’une part par le côté plus “interactif” du cours qui, à l’aide d’images mnémoniques, a su éveiller la curiosité. Mais l’explication la plus importante réside dans le fait que chaque étudiant a participé à l’élaboration d’images, qu’il a transmis à ses pairs.
Le palais mental, dans son ensemble, est donc le résultat de l’activité créative de chacun, ce qui renforce non seulement l’intérêt pour le cours mais qui facilite aussi son apprentissage.
Bien sûr, le palais mental est avant tout une technique de mémorisation, et non de compréhension. Pourtant, il semble que celui-ci a servi de « tuteur » pour les souvenirs, autour desquels la mémoire sémantique a fini par venir entourer ses racines : les étudiants ont ainsi affirmé que leur “compréhension globale” du diabète s’était retrouvée améliorée.
L’Art de la Mémoire a finit par servir un but débordant les missions réductrices qu’on veut souvent lui prêter.
Et pour cause : il ne consiste pas seulement à mémoriser des contenus isolés, dénués de sens, mais à poser plus sûrement les premiers jalons d’un système de connaissances dans lequel il sera plus simple de venir greffer de nouveaux savoirs.
Comment adopter des stratégies mnémotechniques, concrètement, et surtout les transmettre à ses élèves ?
Utiliser au maximum, bien évidemment, les acronymes, les jeux de mots et répétitions, et surtout imager au maximum les contenus les moins intelligibles. Un 1 n’est pas un un, mais un râteau. Un 2 n’est pas un deux, mais un cygne. La technique du palais mental est également facile à mettre en place, puisqu’il s’agit de guider les élèves le long d’un parcours imaginaire, dans la classe par exemple, tout au long duquel sont disposés les éléments à retenir : l’ordre des rois, les règles de grammaire, etc. Il faut s’assurer que chaque image interagit, là où elle est, avec ce qui l’entoure : le chat n’est pas simplement posé devant le tableau, mais il le griffe à deux pattes en produisant un son strident, ce qui ne manquera pas de faire grimacer. Le tour est joué ! Pour des systèmes plus complexes mais aussi plus puissants, tels que le système majeur pour les chiffres, il sera sûrement nécessaire de penser des cours de méthodologie spécifiques et dédiés à l’apprentissage.
C’est dans cet objectif que nous avons écrit “Révélez les super-pouvoirs de votre mémoire”, fruit de notre expérience d’enseignement en classe préparatoire et université.
C’est un fait : sans méthode, certains apprennent plus vite que d’autres. Alors qu’on reproche souvent à l'École de confondre examens et “tournois de mémorisation”, en notant plus la capacité des élèves à apprendre par-cœur que la manière dont ils utilisent leurs connaissances, ne pourrait-on pas voir ici un nouveau moyen d’oeuvrer pour l’égalité scolaire ?
Yoann Allardin : Passionné de mémorisation de haut niveau et co-fondateur de Memorease, il enseigne l'Art de la Mémoire à emlyon, la Sorbonne, l’UVSQ mais aussi aux étudiants de classe préparatoire et en entreprise. Il est co-auteur de l'ouvrage "Révélez les super-pouvoirs de votre mémoire" aux Éditions Dunod.
Valentin Michel : Après avoir éprouvé l'Art de la Mémoire en classe préparatoire, il s'en sert au quotidien à HEC Paris, à l'UVSQ, à Paris I, Paris-Sud XI, puis dans le monde professionnel. En 2020, il a co-fondé Memorease pour former étudiants et professionnels à ces techniques. Il est co-auteur de l'ouvrage "Révélez les super-pouvoirs de votre mémoire" aux Éditions Dunod.
1 Yates, Frances A. L’art de la mémoire. Gallimard, 2010
2 pour un aperçu historique plus large : https://memorease.fr/lhistoire-de-la-mnemotechnique
3 Bézier, Florian. Les procédés mnémotechniques à l’école primaire. https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-01387738/document
#LIP - 10 / 2020
Lettre de l'innovation pédagogique Dunod