Rencontre avec Charles Thibaud Etienne et Frédéric Lemoigno sur l’usage du numérique en période de confinement
Un changement brutal de mode d’enseignement
Le premier épisode de confinement généralisé auquel nous avons été confrontés en 2020 a imposé le numérique comme unique alternative pédagogique à l’ensemble du personnel enseignant souhaitant assurer une continuité pédagogique pour ses étudiants. Ce changement brutal de mode d’enseignement a révélé le manque de préparation d’une majorité de collègues au recours au numérique comme outil d’enseignement. Au-delà des difficultés matérielles et de celles liées au manque d’outils de formation à distance adaptés, qui se sont estompées du côté des formateurs à mesure que la crise sanitaire durait, cette période aura révélé la difficulté pour les enseignants du supérieur d’imaginer un autre modèle pour enseigner et évaluer.
La crise sanitaire que nous sommes en train de traverser constitue donc à la fois une difficulté et une opportunité pour réfléchir, à travers ces questionnements relatifs à l’usage du numérique, à la question de la pédagogie elle-même. Par son ampleur et sa durée, cette situation critique implique toutes les disciplines et tous les étudiants, alors que jusqu’à présent, les réflexions pédagogiques autour du numérique pouvaient rester cantonnées à un groupe restreint d’utilisateurs enthousiastes mais relativement isolés.
Il n’aura échappé à personne que le recours à la “pédagogie numérique” s’était déjà intensifié dans l’enseignement secondaire ainsi que dans le monde universitaire antérieurement à la crise sanitaire. Cependant, les incitations à l’usage du numérique étaient et restent essentiellement institutionnelles, par exemple en France via les Programmes d’Investissement d’Avenir ou la mise en place d’Universités Numériques Thématiques. Les MOOC (Massive On-line Open Courses), qui furent un temps considérés par certains comme une voie prometteuse de renouvellement de l’enseignement universitaire pour tous, relevaient eux davantage du marketing universitaire très efficace de grandes universités américaines. Dans le même temps, les termes innovation pédagogique et numérique se trouvèrent systématiquement liés au point de devenir une injonction : il ne pouvait être question d’être innovant en pédagogie sans recourir à des outils numériques. Cependant, la réponse des enseignants du supérieur à ces injonctions à user du numérique pour innover est restée relativement limitée, sauf peut-être dans certaines niches où le numérique a pu montrer tout son intérêt, comme la formation continue des professionnels de santé. Dans la plupart des autres cas, l’usage du numérique est resté périphérique à l’enseignement pratiqué : son principal usage demeure la mise à disposition de documents pédagogiques sur les Espaces Numériques de Travail dont se sont dotées toutes les universités, les plus hardis des collègues proposant des tests de positionnement, souvent facultatifs. Le numérique ne semble jamais avoir pénétré au cœur des pratiques pédagogiques et encore moins avoir suscité une réflexion suffisamment poussée pour modifier celles-ci significativement.
L’interruption des relations directes, présentielles, avec les étudiants a fait ressortir des questions ayant davantage trait à la pédagogie qu’au numérique lui-même :
les enseignants se sont très vite aperçu qu’un cours à distance ne pouvait pas seulement être une version du même cours en présentiel, médiée par la visio-conférence. Il a fallu s’adapter pour retrouver dans ces nouvelles conditions ce qui fait l’essence de l’enseignement et que montrait, en creux, la privation des conditions habituelles de sa pratique. De là ont massivement émergé chez nos collègues des questions centrales sur ce que doit être un enseignement, ce qu’il doit apporter aux étudiants, et sur ce que sont les informations essentielles à leur transmettre. Cela vaut également et peut-être davantage pour les évaluations : dans des conditions dégradées, qu’est-il essentiel ou secondaire d’évaluer pour autoriser la progression des étudiants vers l’année supérieure ? Ce sont des questions qui sont et ont toujours été au cœur d’une activité pédagogique. Elles relèvent davantage des “bonnes pratiques pédagogiques” que de l’injonction à “innover”. La réponse à ces questions n’exclut pas le numérique mais le remet à sa place, celle d’un outil parmi d’autres, mis à la disposition des enseignants. C’est sans doute finalement un excellent service à lui rendre.
L’enseignement supérieur ne saurait revenir à sa situation antérieure
Un enjeu majeur de l’après-crise sera donc que ces considérations pédagogiques prévalent. Si la crise sanitaire n’est pas encore terminée, des voix (celles de présidents d’universités entre autres) se font déjà entendre pour affirmer que l’enseignement supérieur ne saurait revenir à sa situation antérieure et que le numérique et l’hybride étaient son avenir.
Cette position des dirigeants d’institution, assez radicalement différente des conclusions tirées de la crise par les enseignants, doit sans doute moins à des considérations pédagogiques qu’au constat que le distanciel aura finalement permis au moins de substantielles économies de fonctionnement : des bâtiments vides coûtent moins chers à entretenir. On ne saurait pourtant pas se contenter de suivre cette logique seulement comptable en occultant les moyens nécessaires pour faire fonctionner correctement un enseignement à distance ou hybride, et surtout les difficultés inhérentes à ce type d’enseignement. Si les enseignants et les établissements ont pu, parfois difficilement, être équipés pour assurer une partie de leurs enseignements à distance (mais quid des sorties de terrain et des enseignements pratiques essentiels dans les sciences expérimentales ?), beaucoup d’étudiants ont souffert d’une double “fracture numérique”.
La première est matérielle : faute de disposer d’ordinateur, d’une connexion correcte à Internet ou simplement de lieux où travailler au calme, un nombre significatif d’étudiants s’est trouvé dans l’incapacité de suivre correctement les longues séances de visio-conférence que sont devenues les journées d’enseignement.
La deuxième fracture réside dans l’incapacité à utiliser correctement le numérique, ou illectronisme. Loin de l’image de “digital natives” dont on les a affublés, un nombre significatif d’étudiants s’est finalement montré assez malhabile dans l’usage du numérique comme outil de travail.
Là où l’enseignement en présentiel était un facteur d’égalité — tout le monde suit le même enseignement dans les mêmes conditions matérielles —, cette double fracture est un facteur aggravant de l’inégalité des chances de ces étudiants, dans leur formation et leur évaluation. On peut cependant se donner les moyens d’équiper correctement les étudiants (ce que les établissements ont souvent cherché à faire par leurs propres moyens) et surtout de les éduquer au numérique. Les certifications C2i et maintenant PIX ne visent pas d’autre but. Il est en revanche une limite indépassable de l’enseignement à distance à laquelle il ne sera pas possible de remédier. Plus égalitaire, l’enseignement présentiel est également indispensable pour créer des liens entre étudiants et entre enseignants et étudiants. L’être humain est un animal social, et la première année à l’université en particulier est le temps où doit se construire le sentiment d’appartenance à ce milieu que découvrent les étudiants et dont ils doivent apprendre les codes. Combien abandonnent, se découragent simplement parce qu’ils n’y comprennent rien ? Dans un enseignement de masse, dont les amphithéâtres font peur aux lycéens, le contact humain est essentiel pour s’intégrer. Difficile donc d’envisager une intégration réussie quand vos camarades ne sont que des vignettes sur un écran de visio-conférence. Le nombre de cas de détresse psychologique traité par la médecine universitaire depuis le premier confinement témoigne du mal-être d’étudiants isolés et sans repère.
La crise a montré que le présentiel était essentiel à la pédagogie
Il serait donc dangereux de vouloir pérenniser le mode d’enseignement de crise mis en place avec l’extension de la pandémie, au prétexte que, finalement, les enseignements ont pu se poursuivre et les évaluations se faire. Si on ne mesure pas encore les conséquences à long terme de cet enseignement dégradé, on en voit déjà des conséquences tangibles sur la santé des étudiants, parfois des enseignants. Rien n’indique qu’un recours massif au numérique et au distanciel soit de nature à améliorer de quelque manière que ce soit l’enseignement. Au contraire, la crise a montré que le présentiel était essentiel à la pédagogie. Il n’y avait d’ailleurs pas beaucoup de doute à ce sujet : si les universités ont été les seules à être privées de cet outil, il a toujours été maintenu dans le reste du système éducatif français, classes préparatoires comprises. Il serait incompréhensible que cette situation perdure après la crise