Continuité pédagogique en situation de confinement : un catalyseur de la transformation des pratiques pédagogiques ? Rencontre avec Yann Verchier, Docteur, Enseignant et responsable du Centre Innovation Pédagogique à l’Université de Technologie de Troyes.
La fermeture des établissements scolaires et universitaires français, ainsi que le confinement imposé aux élèves et aux équipes pédagogiques, a provoqué en quelques jours un bouleversement des modalités d’enseignement. Le passage forcé du présentiel au distanciel ne peut uniquement se faire par une simple transposition des habitudes d’apprentissage et d’enseignement, et sera peut-être un catalyseur de la transformation des pratiques pédagogiques actuelles ?
Du « comment faire » au « pour quoi faire » ?
À l'annonce de la fermeture des établissements scolaires du primaire, secondaire et du supérieur, on a pu constater que la communauté éducative s’est rapidement mobilisée afin d'assurer une continuité pédagogique. Mobilisée, ou tout du moins interrogée sur des pratiques qui étaient jusqu’alors naturelles et simples : « Je souhaite pouvoir faire cours en direct à mes élèves », « Comment communiquer avec mes élèves ? », « J’aimerais pouvoir écrire sur un tableau, car j’ai besoin d’illustrer des notions complexes », « Comment partager mes documents ? »…
Concept jusque-là inexistant, le projet de « continuité pédagogique » a suscité en quelques jours (voire juste quelques heures), une effervescence parmi le corps enseignant souvent bien plus intense qu’en temps normal.
Dans un premier temps, ce questionnement a surtout porté sur le « Comment faire ? » : comment faire, comme d’habitude, afin que cette continuité soit sans couture ? Mais rapidement, des limitations techniques sont apparues : quel logiciel pour bénéficier d’un tableau blanc partagé ? Quelle plateforme pour déposer des documents et communiquer avec les apprenants et/ou leurs familles ? Comment s’assurer que tous les apprenants ont bien accès aux ressources partagées ? Sommes-nous certains que l’application de visioconférence institutionnelle va tenir la charge avec plusieurs centaines d’acteurs connectés simultanément ?
Il est alors paru évident que la continuité pédagogique serait menée en mode « dégradé », c’est-à-dire limitée par les outils de communication ou par les capacités techniques des différents acteurs. Et c’est à ce moment que « la » question essentielle s’est posée : « Ai-je vraiment besoin de faire comme d’habitude ? ». Les contraintes et limitations techniques ont forcé chacun(e) à se questionner sur ses réelles intentions pédagogiques, et sur l’efficacité des actions que nous menons quotidiennement dans nos salles d’enseignement.
Le système D de la pratique pédagogique ?
Faire différemment avec les moyens du bord donc.
Dans mon université par exemple, un grand nombre d’enseignants ont souhaité assurer leurs enseignements, principalement leurs cours, en vidéo de manière synchrone (en direct par visioconférence) ou asynchrone (en enregistrant des vidéos de cours avant le temps de cours). Ces séances ont été complétées par des sessions de questions/réponses, sous forme de forum de discussion ou bien encore de visioconférence. D’autres, plus experts ou débrouillards, ont mis en point leur propre chaine YouTube ouverte à leur cohorte d’étudiants.
Ces adaptations techniques ont entrainé une évolution de la dynamique pédagogique :
- Comment corriger une séance de travaux dirigés à distance, sans perdre trop d’élèves, chacun isolé derrière son ordinateur ?
✅ Par la mise à disposition de la correction détaillée des sujets et en gardant le temps d’échange pour répondre à des questions spécifiques. - Comment s’assurer que les apprenants peuvent consulter les vidéos de cours avec des accès internet instables ?
✅ En fractionnant son cours en courtes vidéos liées à des notions précises. - Comment s’assurer que les apprenants ne sont pas en perdition dans cette nouvelle organisation ?
✅ En organisant des lieux d’échanges virtuels, afin de partager les ressentis vis-à-vis de cette « pédagogie de confinement ».
En résumé, les limitations techniques ont obligé les différents acteurs à repenser leur posture en un temps très court : l’enseignant animateur et accompagnateur d’apprentissages, et l’apprenant acteur de sa formation et moins consommateur captif.
Repenser l’évaluation à distance ?
Une fois les différentes modalités d'enseignement établies, se pose la question de l'évaluation des apprentissages. Traditionnellement, les évaluations sont réalisées en classe de façon synchrone et en conditions d'examens, c'est-à-dire surveillées et sans accès à des ressources extérieures. Dans une situation d'apprentissage à distance, il est compliqué, voire quasiment impossible, de s'assurer que l'évaluation que l'on propose se déroule dans de telles conditions. En effet les apprenants peuvent communiquer entre eux en utilisant les réseaux sociaux, ont un accès aux ressources disponibles sur internet et peuvent être aidés également par des membres de leur famille. Se pose alors la question de la pertinence de ce qui est évalué en lien étroit avec celle de l'équité des moyens.
On atteint donc la limite des évaluations sommatives qui viennent sanctionner toute une phase d'apprentissage et qui ne permettent pas, bien souvent, de proposer à l'apprenant une seconde chance en cas d'échec.
La situation actuelle peut donc être l'occasion de penser l'évaluation autrement. On peut par exemple imaginer proposer des évaluations régulières aux apprenants ; évaluations qui pourront être tentées deux fois ou plus, afin de progresser en utilisant ses erreurs pour comprendre et apprendre (évaluation formative augmentée). D’autres demanderont aux élèves de produire des contenus originaux (exposés, synthèses, etc.) nécessitant de leur part plus de recul que de répondre à de simples QCM.
Dans l’un de mes enseignements, en seconde année de formation d’ingénieur, j’ai par exemple demandé à chaque étudiant de choisir un objet du quotidien et de m’en expliquer le fonctionnement sur une courte vidéo. Ce travail fait appel à différents savoirs vus dans d’autres UE et demande de les contextualiser. Ces productions ont été ensuite partagées aux différents membres du groupe, via la plateforme Moodle, et chacun a pu donner son avis, conseiller, questionner et évaluer la production des autres.
La fracture numérique et l’adhésion des apprenants ?
Cette situation inédite a mis en lumière la nécessité pour les apprenants et les enseignants d'être connectés à différents types de plateformes pédagogiques, afin de pouvoir communiquer et de mettre en partage des ressources (cartable numérique, ENT, plateforme d’apprentissage type Moodle, etc.).
On a alors pu remarquer que les apprenants (et les enseignants) n'étaient pas égaux dans leur capacité d'accès au numérique : ordinateur, tablette ou téléphone personnels, qualité de la connexion à internet, savoir-faire informatiques, possibilité d'imprimer des documents, etc. Il apparaît donc un décalage voire une fracture dans le rythme des apprentissages.
Du point de vue de l’adhésion des apprenants, on peut aussi remarquer que bon nombre de dispositifs mis en place, exige d’une part une forte autonomie (consultation des cours à distance, préparation des séances de TD en vue de sessions en ligne pour poser ses questions, etc.), tout en accroissant d’autre part leur charge de travail. Certains apprenants peuvent se trouver dépassés par la soudaineté de l’afflux de tâches à réaliser et éprouvent des difficultés d’organisation (passage d’un emploi du temps bien réglé et éprouvé à un rythme plus libre). Il semble donc essentiel, dans ce type d’organisation pédagogique, de prévoir régulièrement des temps de bilan avec chaque apprenant, afin de savoir comment se passe sa formation, le conseiller afin de surmonter ses blocages et, le cas échéant, envisager des adaptations dans le rythme de la formation.
Un avant et un après « confinement pédagogique » ?
Que va-t-il rester de cette période si particulière comparable à un séisme de nos habitudes pédagogiques ?
Dès à présent, la certitude que le présentiel facilite les rapports enseignant/apprenant et que ces échanges humains sont une condition sine qua non à la dynamique d’apprentissage. Ensuite, la découverte, pour un grand nombre d’enseignants, d’outils numériques puissants qui permettent d’enseigner et d’évaluer autrement, et qui viendront enrichir l’expérience d’apprentissage en présentiel. Sans oublier la prise de conscience de l’efficacité ou non de certaines pratiques pédagogiques que la distance aura éclairées différemment.
Du point de vue des apprenants, cette période va sûrement mettre en lumière la chance de disposer de lieux de savoirs et d’enseignement, au sein desquels les interactions sont des catalyseurs d’apprentissage. Mais elle fera aussi ressortir la différence de maturité des apprenants et le manque de compétences nécessaires pour apprendre (le « apprendre à apprendre »).
Enfin, pour les écoles, collèges, lycées et universités : une belle expérimentation pédagogique à grande échelle, que chaque structure aura pour mission d’analyser pour repenser ses lieux, ses outils, ses moyens et ses pratiques, afin de permettre un apprentissage de qualité quel que soit le profil des apprenants.
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