Entretien avec Manuella Chainot-Bataille, professeur des écoles depuis 18 ans et Maître formateur depuis 8 ans. Elle a enseigné dans tous les niveaux de la petite section de maternelle au CM2. Elle enseigne actuellement en CP-CE1.
Il y a 5 ans, alors que j’envisageais une reconversion professionnelle parce que je ne voyais plus comment continuer à enseigner, l’agilité a donné un nouveau souffle à mon métier. Une rupture douce débutait dans mon cartable d’enseignante et formatrice.
Quand un mari informaticien co-organise une journée de formation agile et demande de l’aide à sa femme, professeur des écoles, tout peut arriver...
Point de départ : la découverte
Lorsqu’il me parlait d’agilité, je ne comprenais précisément pas ce dont il s’agissait. Cependant, j’avais saisi que coopération, adaptation, respect et communication étaient des clés.
Lorsqu’il a rejoint un petit groupe qui souhaitait organiser une première journée autour de l’Agilité, j’ai contribué à l’organisation et la logistique, sans savoir ce qu’il en retournait. Les « hasards » de mon agenda m’ont permis d’assister à cette journée.
Et là, surprise n°1 : Dès l’accueil, l’atmosphère y est chaleureuse. Je découvre la puissance des IceBreakers (1) comme « les bonjours » ou le rangement par heure de réveil. Ces courtes activités inclusives ont contribué à faire en sorte que j’échange avec quelques participants pour me sentir à ma place parmi ce groupe, tout en me réveillant.
Et puis, surprise n°2 : Les deux premières conférences auxquelles j’assiste, « Innovation Frugale » (2) de Fanny WALTER (3) puis, « L’Agilité un état d’esprit » d’Aurélien MORVANT (4) me parlent. J’y allais en soutien, imaginant ne rien comprendre. J’ai découvert un univers qui partageait des valeurs, telles que la coopération, le respect, l’écoute et l’analyse pour progresser, qui sont au coeur de mon quotidien professionnel.
Je ressors enthousiaste de cette matinée et je réalise que l’agilité, dans la classe, avec les élèves, c’est commencer par garder en tête qu’ils sont tous différents et auront des trajectoires personnelles, des rythmes d’apprentissages propres au fil de l’année tout en formant un « groupe-classe ».
La mission de l’enseignant est de permettre à chacun d’entre eux de construire autant de compétences qu’il leur en est possible.
J’enseignais alors en maternelle et je redécouvrais le travail de Maria Montessori (5) où Autonomie et Respect sont de fortes valeurs.
( Voir également : Enseigner autrement avec Montessori à l'école publique )
Première étape : le parallèle
Ayant perçu un parallèle entre les valeurs agiles et la classe, j’ai voulu explorer plus loin. Je découvre alors sur le travail de Christian Den Hartigh « Pédagogie Agile » (6).
Après avoir parcouru son blog (7), j’ai visionné la vidéo d’une de ses conférences : j’ai été inspirée et enthousiasmée.
Sa conception du fonctionnement de classe : de la coopération et la liberté données, mêlées à une forte exigence, en utilisant des outils inédits à l’école.
Cela a ouvert le champ de prochaines modulations. Quelques exemples, les plus marquants : le travail en équipe (alternance de recherche individuelle, mise en commun par groupe avant validation du professeur), la planification des tâches à effectuer par les élèves, le papier de colère et le totem de classe, assemblé au premier cours, dissocié au dernier.
Au fil de cette vidéo, j’ai découvert un outil que j’utilisais déjà « sans le savoir » quand nous menions des projets, sur le long terme : le tableau Kanban. J’ai compris comment en moduler l’utilisation pour que ce soit plus efficient : limiter les tâches en cours et utiliser des post-it, plutôt que de réaliser une liste et des croix dans les colonnes au fil des avancées.
( Voir également : L'art de devenir une équipe agile )
Parallèlement, aux liens avec la classe, les outils et la philosophie agiles ont enrichi mon cartable de Maître Formateur. La métacognition (8) , et un accompagnement personnalisé plus qu’un positionnement comme modèle avec des étapes prédéfinies, étaient déjà ma manière de procéder. Cependant, j’avais constaté, bien qu’en limitant les points à améliorer et en s’appuyant sur les réussites, que des améliorations tardaient à venir et des axes majeurs étaient oubliés. Que modifier ? La solution fut d’abord le « Magique Post-it »: je demandais aux Professeurs des Écoles stagiaires, que j’accompagnais dans leur premières années d’enseignement, de noter ces points sur un post-it et de le coller à leur bureau. Ce fut une première solution.
La seconde a été, pour chaque axe choisi, de se fixer dès l’entretien le « Premier Plus Petit Pas Possible », qui sera effectué dès le lendemain avec les élèves.
Stagiaire : Pour que les élèves puissent être autonomes, et que je puisse mener une séance avec un groupe, il faut qu’ils sachent ce qui est possible en autonomie, que ce soit clair. C’est bien ça ?
Formatrice : Oui, alors que vas-tu proposer demain, pour clarifier les temps de travail autonomes ?
Stagiaire : Je peux proposer un temps moment où on liste ce qui est possible en autonomie et réaliser un affichage dans la classe.
Formatrice : Avec l’affichage, ils auront un référenciel. Comment peux-tu vérifier que c’est clair pour eux ?
Stagiaire : Et si je proposais, une fois l’affiche réalisée, un temps de travail autonome, pour tous afin qu’ils s’entraînent et que je sois disponible pour réguler (répondre aux questions, rappel des attentes comportementales…)si nécessaire.
J’ai réalisé que j’utilisais un procédé similaire avec les élèves de Cours Moyen (9-10 ans) : les cartes d’apprentissage (9) conçues par Élise Veux, enseignante spécialisée. C’est une grille que je leur donne à chaque début de période scolaire, sur laquelle figure les compétences principales travaillées. Elle leur permet de s’évaluer au fil des entraînements. Au cours d’un entretien individuel à chaque fin de période, ils établissent la liste des 3 priorités à travailler, améliorer, après avoir listé leurs réussites. La plupart des élèves est investie dans ses apprentissages et a un regard sur son travail, ses besoins, concordant avec le mien. Mon prochain petit pas sera de réutiliser les cartes en les modulant pour les élèves différents et adapter ainsi davantage les parcours de chaque élève.
Avec les élèves de la classe, comme avec les stagiaires : découper les apprentissages en petits pas mesurables, se fixer des objectifs, pistes d’améliorations et verbaliser la première étape à mettre en place, aussitôt. Une démarche axée sur la solution,solution focus, qui donne plus d’élan et précise la direction à suivre, par rapport à une démarche centrée sur le problème, les difficultés ou les obstacles.
Deuxième étape : les outils périphériques
J’étais sensibilisée à la communication bienveillante, dans le monde de la parentalité positive (10). Quand j’ai découvert l’attention portée à la communication, en utilisant par exemple la Communication Non Violente (11), par des équipes agiles, cela m’a motivée plus encore à m’y former (12). Quelle riche découverte ! Une nouvelle langue en cours d’apprentissage, des réflexes à perdre et d’autres habitudes à prendre. Ce fut l’occasion d’enrichir mon lexique et d’apprendre à oser partager mes émotions et sensations.
Ouvrir la voie pour échanger de manière authentique en exprimant émotions, besoins et demandes tant avec les élèves qu’avec leurs parents ou les collègues.
Suivre les modules de Base de Communication Non Violente m’a également remise sur la voie de la relaxation et de la méditation par le biais de courts rituels, en écho aux deux premières minutes de respiration de la conférence de Fanny Walter. Cette mise en bulle, cette parenthèse qui permet d’être là, ici et maintenant, prête. J’ai ainsi commencé à remplir une boîte à outils de rituels courts qui permettent de recentrer l’attention, développer la concentration, réveiller ou se détendre. Je les propose au fil de la journée, selon les besoins des élèves.
Communication bienveillante et rituels de bien-être ont abouti à la mise en place en classe d’un conseil des élèves hebdomadaire (13). C’est l’occasion de revenir sur des conflits, de proposer des idées et de remercier de féliciter. C’est un moment simple et riche de partage qui resserre les liens, pendant lequel un élève préside et un autre distribue la parole. L’enseignant est secrétaire, hors du cercle.
Troisième étape : la transition pédagogique
Après avoir butiné lors des journées de formation, glané ça et là des outils pratiques, j’ai changé de poste : retour en élémentaire. J’ai d’abord tâtonné côté organisation : je ne pouvais plus enseigner de manière frontale et descendante.
Je suis alors allée observer Christian Den Hartigh enseigner, une matinée. De nouveau, cela a fait tilt : en voyant ses classes en action, je voyais comment adapter l'organisation du travail à des élèves plus jeunes. Je pouvais démarrer par une activité par jour, en équipe, la première de la journée : l’écriture (rédaction d’un court texte répondant à une consigne). La clé étant de ritualiser. Le choix des activités, le planning sur plusieurs semaines, ne sont pas la priorité. Avant d’acquérir de grandes ardoises et chercher où les fixer, leurs ardoises individuelles seraient la solution.
Le soir même, je notais mon plan d’action
Je suis passée d’une classe qui travaille en îlots (élèves travaillant côte à côte) à une classe qui travaille en équipe (14):
« Aucun de nous ne sait ce que nous savons tous, ensemble. »
Euripide
Le fonctionnement est le suivant :
Les élèves cherchent d’abord seuls puis ils mettent leurs résultats en commun (test élèves) puis ils m’appellent pour que je valide ensuite (test prof). C’est l’occasion de mettre en évidence les apprentissages acquis ou à acquérir. Je constitue des équipes de 3 ou 4 élèves et elles sont stables sur 6 ou 7 semaines (nous changeons à chaque vacance). Elles sont constituées d’élèves fragiles et d’élèves performants.
Depuis, j’ai observé plus d’activité de la part des élèves les plus faibles et plus d’implication des élèves les plus performants. Ils aident et expliquent avec plaisir, le plus souvent. Par ailleurs, j’ai remarqué que les points relevés, indiqués sur leur « tableau d’équipe », étaient rapidement acquis par tous. Enfin, j’ai constaté une attention plus importante des élèves quand je travaille avec chaque équipe et une implication plus grande, par rapport à quand je travaille avec la classe entière.
Pour l’orthographe et le calcul, par exemple, je propose, à la manière de Christian Den Hartigh, des défis coopétitifs : ils coopèrent en équipe pour proposer une seule réponse en cherchant à être les premiers à avoir une réponse correcte. Une ardoise et un crayon par équipe. Un secrétaire qui change à chaque réponse. Cette courte activité est riche d’interaction, de justification, d’émulation et de plaisir.
La mise en place du travail en équipe apporte d’avantage d’interactions au service des apprentissages, de ritualisation des activités et d’autonomie du côté des élèves. Cela permet plus de disponibilité de l’enseignant pour répondre aux besoins des élèves.
En fin de période, avant que les équipes ne soient brassées, nous réalisons une rétrospective. Cela permet, d’une part, de faire le point sur ce qui fonctionne, ce qui a progressé et ce qui mérite d’être amélioré. Les élèves sont responsabilisés et acteurs : ils listent progrès et améliorations puis votent pour cibler les priorités. C’est aussi l’occasion de remercier, féliciter ou rappeler un souvenir à chaque membre de son équipe en réalisant une carte « chaudoudou » :
Un moment riche en émotions qui montre l’importance de la gratitude afin de se sentir bien pour travailler ensemble.
Côté enseignement, la pédagogie agile m’a amenée à moduler ma posture :
j’accompagne, autant que possible, les élèves vers les apprentissages, en étant « à côté », à leur hauteur. Par ailleurs, je me fixe un cap, une organisation, un climat de classe que je voudrais atteindre et je navigue pas à pas, étape après étape sans avoir rédigé un itinéraire détaillé, sans avoir minutieusement préparé l’année entière. Cela me permet d’adapter davantage l’organisation aux besoins et aux possibilités. Ainsi, j’envisageais un tableau par équipe pour le suivi de leur avancée. Finalement, une fois l’organisation mise en place, un tableau collectif s’est avéré plus judicieux. En cheminant étape après étape, je rencontre moins le découragement face à l’ampleur de la tâche et je ressens plus d’élan pour avancer. Je bénéficie pas à pas des feedbacks des éléments mis en place pour adapter ensuite (boucles de feedbacks). Les outils de management visuels, les cartes mentales, le sketchnoting (15) facilitent la réalisation des outils et la prise en notes de l’organisation, son évolution et les modifications à apporter.
Rejoindre et être en contact avec la tribu des agilistes est un soutien et une opportunité de formation continue et précieuse.
[1] Des activités ludiques et courtes utilisées pour renforcer l’esprit de groupe (chorale, théâtre, entreprise…)
[2] https://youtu.be/0sJejMGLx4M
[3] « Osez l’innovation https://youtu.be/0sJejMGLx4Mn Jugaad dans vos projets agiles », Rupture Douce - Saison 03
[4] « Saut à l’élastique » et « Coaching-Dojo », Rupture Douce Tome 04
[5] « L’enfant », Maria Montessori
[6] « Premiers pas en pédagogie agile », Rupture Douce Tome 04
[7] https://pedagogieagile.com/
[8] « ensemble de connaissances et procédures qu’une personne met en œuvre pour gérer son propre fonctionnement cognitif. »
[9] http://leremuemeningesdelise.eklablog.com/
[10] « Vivre heureux avec son enfant » , Catherine Guéguen
[11] « Les mots sont des fenêtres (ou bien ce sont des murs)», Marshall B. Rosenberg
[12] Modules de Base (3 sessions de 2 jours) et Module « Croyances Limitantes » , Alexis Proniewski
[13] Pratique issue de la Pédagogie Freinet (classes coopératives).
[14] "L'art de devenir une équipe agile", Claude Aubry et Etienne Appert , Dunod, 2 mai 2019
[15] Prise de notes visuelles associant textes et illustrations.
[16] Ouvrage collaboratif auto-édité : http://www.lulu.com/shop/laurent-sarrazin/rupture-douce-05/paperback/product-23987276.html
Manuella Chainot-Bataille a découvert l’agilité en cherchant à comprendre ce qui animait, professionnellement, son mari intormaticien. Elle est venue aider, par un heureux concours d’agenda, lors de la première journée AgiLeMans. Elle a alors découvert que les valeurs, la philosophie étaient également celles de son métier d’enseignante et de formatrice. Elle a animé un atelier « péadgogie agile » dans plusieurs journées de formation en France et elle a écrit à deux reprise dans Rupture Douce (16).
Psychologie positive, Communication Non Violente, Pratiques corporelles de bien-être, Pensée Visuelle, Innovations Pédagogiques, intelligence collective l’animent au quotidien.