Rencontre avec Olivier Nay, auteur du livre Histoire des idées politiques
Histoire des idées politiques d’Olivier NAY, incontournable depuis sa première édition, explore la marche des idées politiques sur plus de vingt-cinq siècles à la lumière des grandes mutations sociales, économiques et culturelles qui ont marqué les sociétés occidentales. Ce livre-somme sans équivalent de la « grande transformation » qui a vu éclore les idées de la modernité démocratique offre dans sa nouvelle édition une analyse novatrice et inédite des courants politiques les plus récents.
Si les historiens travaillent sur les idées politiques, c’est inévitablement que ces idées évoluent en même temps que les sociétés changent. Comment appréhendez-vous la question du changement dans votre ouvrage ?
Bien évidemment, dans une même société, les façons de concevoir la justice, le règlement des conflits, les hiérarchies sociales, le droit de commander et l’obéissance à la communauté évoluent dans le temps. Le cœur de cet ouvrage est bien de chercher à présenter, dans une vaste histoire accessible à tous, le mouvement historique des idées politiques qui ont été forgées dans l’expérience européenne.
Comment appréhender tous ces changements ? Pour les historiens, l’une des exigences est de penser les idées politiques comme des constructions sociales. Les idées n’ont pas la stabilité que certains philosophes ont pu leur prêter – y compris les grands principes moraux. Elles émergent le plus souvent pour répondre à des problèmes concrets. Elles sont pensées en rapport à une situation sociale donnée. Elles prennent forme dans un contexte culturel et linguistique particulier. Par la suite, ces idées sont appropriées, adaptées lorsqu’elles traversent les frontières et circulent dans d’autres contextes. Elles sont alors interprétées pour répondre à de nouveaux enjeux. Elles sont parfois mêmes détournées et subverties.
Les principes de liberté et d’égalité qui nous sont si chers, par exemple, ont connu des trajectoires historiques étonnantes. Déjà présents dans la réflexion des grands réformateurs de l’antiquité gréco-romaine, ces concepts ont eu par la suite des significations très différentes dans les différentes phases de l’histoire européenne. C’est aussi le cas de l’idée de raison qui n’a pas du tout le même sens selon qu’on l’appréhende comme une raison objective présente dans l’ordre naturel, ou comme une faculté de jugement individuel.
On pourrait presque dire que les idées circulent dans le temps et dans l’espace comme les objets. Elles ont une historicité. Elles ont aussi une vie sociale se traduisant par de multiples adaptations, accommodements et interprétations au fil des échanges dans les milieux intellectuels, mais aussi dans les cercles politiques ou les milieux populaires. C’est l’objet de ce livre de tenter de présenter ces mouvements incessants de la pensée, en mettant l’accent sur un certain nombre de thèmes centraux.
La pensée des théoriciens politiques s’inscrit dans l’expérience sociale et intellectuelle de leur temps. Peut-on néanmoins considérer qu’il existe des notions politiques fondamentales invariables ?
Je ne connais pas d’idées qui n’aient pas évoluées au fil du temps. Les idées sont des constructions mentales soumises à l’activité de l’esprit. Elles n’existent pas indépendamment des représentations que l’on s’en fait. On ne peut pas parler de concepts invariables que l’on pourrait assimiler à des « universaux » qui ne seraient jamais soumis aux altérations du temps ni à différentes interprétations culturelles. En revanche, un certain nombre de questions traversent la plupart des sociétés. Par exemple, sous des formes très diverses, toutes les sociétés établissent des principes permettant de réguler les conflits, de protéger la communauté face aux risques de désordre, de définir les conditions d’exception en cas de menace extérieure, de justifier (ou limiter) les hiérarchies entre groupes sociaux, et bien sûr de fonder la légitimité du pouvoir de gouverner. C’est pour justifier et maintenir l’ordre politique existant, ou au contraire pour le changer et le réformer, voire pour le défaire, qu’on fait usage de concepts tels que le peuple, la liberté, la nature, le droit divin, les droits naturels, la citoyenneté, la démocratie et l’égalité. Certes, certains grands concepts ont une forme de permanence, puisqu’ils sont discutés sur des périodes historiques très longues. Mais au cours des débats philosophiques ou juridiques dont ils font l’objet, ils subissent des glissements, des détournements et des altérations de sens qui contribuent à leur évolution.
Bien évidemment, dans ces débats, ceux qui maîtrisent la connaissance savante, les théologiens, philosophes, spécialistes du droit et théoriciens divers, jouent un rôle particulièrement important. Ils produisent des abstractions intellectuelles. Ils inscrivent les concepts politiques dans des réflexions éthiques ou métaphysiques. Ils donnent aux concepts une visée normative. Mais les notions qu’ils manipulent ne sont en rien des objets inaltérables et atemporels. Elles ne sont pas des substances immanentes qui seraient antérieures à la raison humaine.
Pour reprendre la formule d’Héraclite, on pourrait dire « tout est fluide » … y compris les idées ! A l’historien de comprendre leur évolution, de leur naissance à leur expansion dans diverses sociétés.
Pouvez-vous nous rappeler la distinction entre l’histoire sociale et l’histoire intellectuelle des idées politiques ?
Les renouvellements historiographiques engagés à la fin du 20e s. ont été très importants. Désormais, les approches prêtent une attention soutenue aux contextes sociohistoriques et linguistiques dans lesquels les idées se développent. On est définitivement sorti d’une lecture purement « interniste » des œuvres politiques (celle qui ne s’intéresse qu’au contenu de l’œuvre).
L
’histoire intellectuelle, à cet égard, a apporté une contribution importante en encourageant l’analyse des contextes de production des œuvres, c’est-à-dire en essayant de mettre à jour l’importance des débats intellectuels, des systèmes de savoir et de l’environnement linguistique propres à une époque et à une société donnée. La notion d’histoire intellectuelle réunit néanmoins des approches et des écoles assez diverses.
L’histoire sociale des idées politiques s’est développée plus récemment, notamment en France. Pluridisciplinaire, elle mêle la sociohistoire et des approches d’inspiration sociologique pour comprendre comment les idées naissent, circulent et évoluent en lien avec les usages qui en sont fait dans divers contextes sociaux. Elle élargit également l’analyse au-delà des milieux intellectuels et des cercles savants, considérant qu’il existe de multiples modes d’énonciation du politique, y compris dans des milieux populaires où l’expression des idées passe par des voies différentes : tracts, déclarations, slogans, cahiers de doléance, pétitions, lettres et discours…
Comment vous situez-vous par rapport à ces courants de la recherche ?
Ces approches historiographiques sont très inspirantes. Dans mon analyse, je tente de restituer les contextes d’énonciation des idées. J’essaie de rendre compte de l’évolution des systèmes de savoir, des transformations des structures sociales et territoriales, mais aussi de la conflictualité pour expliquer la dynamique des idées Les luttes de pouvoir, les guerres civiles, les révolutions, les crises sociales et les protestations sont de puissants moments d’activation des concepts savants.
Néanmoins, mon ouvrage couvre des périodes très étendues. Dans un tel projet éditorial, il n’est pas possible de réaliser des descriptions approfondies comme le ferait la microhistoire ou la sociologie des intellectuels qui étudient en général des objets précis, sur des échelles spatiotemporelles très resserrées. Il faut trouver des compromis et j’ai tenté, autant que possible, de restituer le contexte historique général dans lequel prennent place les œuvres politiques.
Dans ce livre, je m’intéresse par exemple au développement du modèle des cités, aux conflits de religion, aux périodes révolutionnaires, à la transformation des rapports de classe ou, sur la période plus récente, à l’émergence des nouveaux mouvements sociaux.
Devenu rapidement un ouvrage de référence, Histoire des idées politiques permet de comprendre les différentes manières de penser la vie en commun sur plus de 25 siècles. Quels sont les apports de sa nouvelle édition ?
Je voulais présenter une nouvelle édition que si elle était largement remaniée et augmentée. Cette édition ne présente pas loin de 300 pages inédites. Bien qu’il s’agisse d’un livre couvrant 25 siècles, j’ai souhaité renforcer l’analyse des courants critiques contemporains qui sont très actifs dans le domaine de la théorie politique. La nouvelle édition comprend une étude approfondie de ce qu’on peut appeler les « pensées dissidentes ». J’entends par là l’ensemble des courants très divers qui se donnent pour projet de dénoncer les errements et les limites des sociétés modernes. Ils sont en général à la croisée des milieux intellectuels et des mondes militants.
Dans un long chapitre, je reviens ainsi sur l’héritage de l’école de Francfort, les philosophies postmodernes, les critiques du productivisme et du capitalisme, les mots d’ordre libertaires, l’écologie politique et l’éthique environnementale, les appels à la démocratie directe, ou encore les évolutions du féminisme intellectuel des campus américains jusqu’à #MeToo. Toutes ces réflexions nourrissent une critique générale de la société libérale et du capitalisme.
Si une partie de ces pensées critiques se retrouvent dans une critique de la société libérale, elles sont néanmoins éclatées. Peut-on cependant identifier quelques points communs qui caractériseraient les dissidences intellectuelles de ce début de siècle ?
La diversification des mouvements sociaux à la fin du 20e s. a eu des effets importants puisqu’elle a contribué à l’éclatement des revendications que le socialisme ouvrier était parvenu, pendant un temps, à unifier dans une grande utopie de la révolution prolétarienne. Aujourd’hui, les appels se multiplient et se diversifient. Les théories critiques forment une constellation, si l’on veut utiliser une métaphore.
Mais on peut aussi repérer quelques évolutions importantes. Les aspirations à la liberté, à l’autonomie et à la reconnaissance de la diversité des valeurs et des modes de vie sont de plus en plus présentes dans la critique de la société libérale, alors que les luttes ouvrières étaient fixées principalement sur des enjeux économiques et sociaux. Les mouvements revendiquent également des formes de participation redonnant un rôle actif aux citoyens ordinaires, aux « sans-grade » qui n’ont généralement ni opportunités ni reconnaissance. Ils rejettent la fiction parlementaire qui transfère l’effectivité du pouvoir à une aristocratie élective désignée par le suffrage. La pensée universaliste et républicaine qui constituait le discours unificateur des sociétés libérales est également de plus en plus dénoncée comme un modèle favorisant l’élite sociale, riche, diplômée et masculine. Dans les rapports internationaux, l’universalisme s’exprimant dans le droit et la culture est accusé, dans les pays non occidentaux, de prolonger l’esprit colonialiste des nations occidentales.
Vous évoquez la question de la diversité des valeurs et des modes de vie comme une revendication croissante dans les formes de la protestation sociale. Qu’entendez-vous par là ?
En ce début du 21e s., l’un des grands défis de la réflexion sur la société est ce que j’appellerais le « fait du pluralisme ». Il existe bien sûr de grandes causes universelles, notamment la lutte contre le dérèglement climatique et la destruction de la biodiversité qui surpasse toutes les autres, car il en va de l’avenir de la communauté humaine dans son ensemble. Ces enjeux obligent à regarder le monde dans une approche globale et même dans une approche écocentrique qui replace le destin des communautés vivantes, dont les humains ne sont qu’une partie, dans le cadre des grands équilibres régissant la nature.
Mais les nouveaux discours critiques prennent aussi leurs distances avec l’universalisme moral qui a servi de terreau à la philosophie européenne depuis Lumières, notamment à la pensée sur les droits humains. Ils prennent acte que la société se diversifie : les divisions de classe ne sont plus aussi nettes, les sociétés deviennent de plus en plus multiculturelles avec l’intensification des mouvements de populations, et dans la société post-industrielle, les revendications sociales sont diverses et de moins en moins définies par le rapport au travail.
Ces évolutions font émerger des réflexions sur le pluralisme. Ces réflexions sont particulièrement fortes aux États-Unis, amorcées dans les mouvements de lutte pour les droits civiques. Elles refusent les abstractions juridico-philosophiques et s’intéressent aux situations concrètes des groupes dominés. On les retrouve, par exemple, dans la critique des inégalités liées à culture, au genre, à la couleur de peau, à la religion, à l’orientation sexuelle ou à d’autres éléments distinctifs. On observe également ce souci du pluralisme dans des projets philosophiques cherchant à protéger les minorités et promouvoir le droit à la différence. Les nouvelles théories critiques se sont emparées de ces questions, faisant émerger les questions de l’identité et de la diversité dans l’approche de questions sociales comme la pauvreté, l’exclusion, les inégalités.
On trouve ainsi de nombreuses réflexions qui cohabitent dans l’archipel des pensées critiques : promotion du multiculturalisme, philosophies de la reconnaissance, défense des cultures locales et régionales, aspirations sociales-libertaires, luttes contre les discriminations de genre et de race, critique postcoloniale dénonçant les failles de l’universalisme européen... Ces critiques sont hétérogènes. Elles vont de positions modérées à des discours radicaux. Elles circulent entre le monde des universités, les organisations militantes et les réseaux sociaux. En insistant sur le traitement des différences, elles sont un défi pour la pensée universaliste qui, aujourd’hui, connaît un reflux important, parce qu’elle est perçue comme la pensée des dominants.
L’un des enjeux de la philosophie politique, mais aussi de la pensée juridique, est aujourd’hui de parvenir à concilier les aspirations croissantes à la reconnaissance des différences dans la société, avec la volonté de définit le socle de « valeurs partagées » qui garantit la possibilité de vivre ensemble autour d’un pacte social. Éviter le double écueil de la pensée identitaire d’un côté, de l’universalisme surplombant de l’autre, telle est l’équation difficile à laquelle est confrontée la pensée sur la société.
Votre livre s’adresse bien sûr aux étudiants en science politique, en droit, en philo, et en histoire. Vous avez néanmoins l’ambition de vous adresser à un lectorat plus large. A quel public recommandez-vous sa lecture ?
Ce livre n’est pas seulement un manuel universitaire à l’attention des étudiants souhaitant renforcer leur culture générale ou préparer des concours. Nous entrons dans une année d’élections présidentielles. Des enjeux majeurs vont être débattus. La question climatique est bien évidemment capitale. Elle détermine nos grands choix de société. La question de la promotion des droits des femmes est également devenue centrale ces dix dernières années. La défiance à l’égard des institutions et la désertion des urnes impliquent de pouvoir penser de nouvelles formes de participation. Les enjeux éthiques et sociaux ne manquent pas.
Or nous vivons dans un monde saturé d’images et d’informations immédiates qui n’aident pas à prendre du recul par rapport au flot quotidien des actualités. Le traitement instantané des faits nous empêche d’inscrire notre réflexion sur les enjeux de long terme.
La circulation des informations via les réseaux sociaux entraîne une concurrence généralisée de toutes les idées. La diffusion massive de fausses informations et la multiplication des sites accueillant des lectures déformées et partielles brouillent notre analyse du réel. Sans aller jusqu’à parler d’« apocalypse cognitive », il devient difficile de penser avec le recul critique nécessaire.
J’espère qu’en replaçant les grands débats politiques dans une lecture de long terme, ce livre pourra intéresser tous ceux qui veulent prendre le temps de la réflexion. Il offre des clés de lecture qui peuvent permettre de se forger des idées personnelles, fondées en raison et non pas guidées par l’émotion et les peurs.