Rencontre avec Jean Epstein, auteur de l’ouvrage " Le poids des mots - Entre enfants et adultes "
L’archéologie des neurosciences
Afin de planter les décors, faisons un léger détour par ce que l’on peut nommer « l’archéologie des neurosciences » en évoquant des travaux dans ce domaine qui, malgré leur ancienneté (au début des années 70) et indépendamment des nombreuses connaissances nouvelles apportées chaque année par les chercheurs, sont encore reconnus comme potentiellement exacts et profondément utilisables par l’ensemble des pédagogues, de l’école maternelle au lycée..
En effet, en même temps que la création du scanner médical, mis au point en 1972 et commercialisé en 1975, en Angleterre, notamment par le physicien P. Mansfield, parallèlement à celle de l’IRM, faite aux Etats-Unis par le chimiste P. Lauterbur, en 1973, un autre chercheur, travaillant dans la même mouvance également aux Etats-Unis, dans le Maryland, Paul Mac Lean, neurobiologiste, crée un très important laboratoire de recherches neuroscientifiques, ce qui lui permet à la même époque, éliminant illico toutes les « pseudo connaissances » fournies jusque-là par les électroencéphalogrammes (EEG pour les intimes), de donner naissance à une approche encore totalement reconnue de nos jours ayant pour nom : « la théorie du cerveau tri-unique ».
En la simplifiant à l’extrême (sans pour autant la dénaturer), on peut la résumer ainsi : notre comportement, notre personnalité, nos champs de compétences et nos modes d’apprentissages sont régis simultanément par trois zones cérébrales spécifiques qui, pourtant, sont constamment en interaction !
Paul Mac Lean les a décrites sous trois noms : le néocortex, le cerveau reptilien et le cerveau limbique. Observons-les plus précisément quant à leur fonctionnement.
Le Néocortex
Il contrôle la réflexion, le raisonnement, la logique (reproduction des modèles) et donc l’ensemble des apprentissages binaires.
(petite parenthèse : sur le plan scolaire, par exemple, ce sont ceux mesurés par les « évaluations », amenant parfois les enseignants à inconsciemment « juger » un enfant selon la conformité de ses résultats comparativement à la « moyenne » des autres ! Nous verrons plus loin l’extrême danger qu’il y aurait à prioriser une telle approche !)
Le cerveau dit reptilien
Le cerveau dit « reptilien » lui sous-tend et génère plutôt les réflexes permettant de garantir notre survie, au sens large, en activant nos différents désirs (nourriture, réflexes de défense, sexualité, comportement, etc…) de manière à s’adapter et à répondre à des situations nouvelles.
Comme on peut le comprendre aisément, ce cerveau est, par définition, celui portant la créativité.
Le cerveau limbique
Il est essentiellement le cerveau des émotions, de l’affectivité, mais aussi celui intervenant énormément dans l’ensemble des processus de mémoire !
Or en fait, son rôle est plus qu’essentiel voire fondamental car, en fait, il est le « chef d’orchestre » du cerveau triunique.
En effet, pour tenir ce rôle, il secrète deux types d’hormones : les unes dites facilitatrices, les autres inhibitrices et, par leur intermédiaire, il a le pouvoir de stimuler les deux autres cerveaux ou, inversement, de les désactiver, selon la nature des messages qu’il reçoit.
Comment agit-il ?
En soi, la réponse est simple. Si un enfant (quelque soit son âge et même un adulte) se sent valorisé par le monde extérieur de par sa personnalité, à travers l’affirmation de ses propres compétences (dans tout domaine), ce système limbique émet des hormones « positives » qui, d’emblée, boustant entre autres le néo cortex, le placent d’emblée en situation de réussite (sur fond d’estime de soi), mais, inversement, si cet enfant est dénigré, n’entre pas dans le « moule » prôné par l’institution (voire par la société dans son ensemble !), d’autres hormones antagonistes peuvent rapidement l’amener à se mettre en échec, en neutralisant entre autres ce même néo cortex… et parfois de façon très durable, en raison de la perte de confiance ainsi générée.
Dans les deux cas opposés, je fais indiciblement allusion à un phénomène très connu en psychologie nommé « l’effet pygmalion » qui illustre parfaitement à lui seul le fonctionnement du cerveau limbique (dit « système limbique »).
Schématiquement, cet effet peut se résumer à travers un double constat, une double affirmation, à savoir : quand on nous désigne un enfant comme étant négatif (dans tel ou tel domaine), nous avons tendance à le regarder comme on nous l’a désigné et, en écho, un enfant qui se sent considéré négativement a aussitôt tendance à se comporter comme nous le regardons !
… Ce qui signifie que, dans une telle situation et indépendamment des réelles compétences de cet enfant, l’adulte finit par avoir raison dans son jugement,… du moins en apparence ! (D’où l’extrême vigilance à avoir au moment d’inscrire une appréciation sur le livret scolaire !)
Ainsi, à la lumière de cette approche du « cerveau triunique, quelles conclusions tirer vis-à-vis des pratiques pédagogiques ?
D’une part, n’oublions pas ce qui, entre autres, résumait l’approche neuro-scientifique de Paul Mac Lean, à savoir que… «…vouloir s’adresser trop vite au néo cortex de façon prioritaire est l’erreur que nous faisons tous, lorsque nous voulons convaincre ou faire apprendre, alors qu’en réalité ce cerveau ne pourra jamais fonctionner tout seul ! » (citation).
D’autre part, il a été prouvé que nous possédons tous le même nombre de neurones mais que chez chaque être humain, leur répartition est différente. Ainsi, les individus qui possèdent plus de neurones au sein du néo cortex auront vis-à-vis du monde qui les entoure et des apprentissages une approche prioritairement fondée sur la logique, leur offrant un talent certain pour reproduire les modèles ! (…on pourrait de ce fait être tenté de les appeler « les bons élèves » !).
A l’inverse, ceux dont le cerveau limbique et le cerveau reptilien sont hyper riches en neurones, dès la petite enfance et bien sûr après, affirmeront sur fond de sensibilité exacerbée (ils sont souvent « à fleur de peau »), des talents particulièrement créatifs, imaginatifs, inventant en permanence des solutions et des réponses nouvelles, inédites, y compris dans le cadre des activités scolaires, en étant souvent bien loin des schémas stéréotypés !
Il s’agit là, répétons-le, d’un réel talent et, pour mieux le comprendre, référons-nous à de multiples études publiées à propos des métiers que nos enfants exerceront au cours des années 2030/2040 (c’est-à-dire ceux que nous recevons aujourd’hui au sein du milieu scolaire).
Bien que leurs résultats chiffrés diffèrent légèrement, tous ces travaux convergent pour affirmer que plus des trois quarts des métiers que nos enfants seront appelés à pratiquer n’existent pas encore aujourd’hui et, unanimement, soulignent que les jeunes qui seront les mieux armés pour réussir dans un tel contexte sont ceux chez qui les enseignants (et les adultes en général) auront su reconnaître, valoriser et développer l’esprit de créativité et, inversement, que ceux ayant été, au cours de leur scolarité, prioritairement évalués et valorisés en fonction de leur capacité à reproduire des modèles auront un risque majeur de se retrouver en difficulté ! (Entre autres en cas de perte d’emploi et de nécessaire reconversion professionnelle !).
Quelles conclusions en tirer ?
Par exemple le danger qu’il pourrait y avoir, en milieu scolaire, à privilégier essentiellement les apprentissages binaires, en considérant comme secondaires voire superflues les disciplines dites « sensibles, créatives, artistiques », et ceci, bien sûr, au collège ou au lycée, mais hélas, force est de le constater de plus en plus dès l’école maternelle qui pourrait, si l’on y prend garde, perdre de plus en plus sa fonction essentielle vis-à-vis des apprentissages dits « fondamentaux » (au sens noble du terme !), pour devenir « pré-élémentaire » en préparant avant tout l’enfant à ce qui l’attend après, sous couvert de « future réussite » ( !!?) hypothétique et en parfaite contradiction avec ce que nous apprennent les chronobiologistes, quant aux divers rythmes d’apprentissages !
(Il faudrait presque, pour certains parents ayant un grand projet d’avenir pour leur rejeton que celui-ci soit propre avant l’âge de deux ans, pour rentrer tôt à l’école maternelle, pour savoir lire avec le CP, pour avoir une bonne sixième d’allemand, de façon à augmenter ses chances de passer un « bon bac » et ainsi, de pouvoir entrer à Sciences Po ! Sous cet angle, on ne peut qu’être interpellé par l’homonymie existant entre les études de « Sciences Po »…. Et les fameuses « scéances pot » parfois pratiquées en crêche !)
Une des parties visibles de cet Iceberg est ce que l’on désigne en France sous le nom de « carnets d’évaluation », dès les premiers pas dans l’institution scolaire ! Je fais bien sûr allusion aux carnets d’évaluation tels qu’ils sont conçus dans notre pays (ce qui n’est pas toujours le cas chez nos voisins européens. - En effet, pour progresser, un enfant a besoin d’être évalué par rapport à lui-même, par rapport à ses propres compétences et à l’évolution de celles-ci et surtout pas en fonction de sa correspondance, ou non, à la moyenne des autres ! (Moyenne par définition purement statistique !)-
Fort heureusement, et c’est pour moi très important de le dire, je croise « sur le terrain » bon nombre d’enseignants qui, n’entrant peut-être pas non plus pour leur propre compte dans le « bon moule institutionnel » ( ?) priorisent également les apprentissages créatifs et tous ordres en agissant ainsi au mieux sur la valorisation de chaque élève et donc sur le climat de confiance régnant au sein de leur classe.
Enfin, à titre personnel, c’est dans la mouvance de l’application concrète de cette « théorie du cerveau triunique » que, depuis toujours, je place mon travail de psychosociologue spécialisé dans le champ éducatif (au sens large) en militant prioritairement pour l’importance du monde des émotions et en grande partie pour celle du langage et des mots pouvant être entendus par les enfants, quelque soit leur âge, qui peuvent parfois se montrer sécurisants et stimulants mais d’autres fois, être extrêmement dévastateurs !
C’est précisément afin d’accompagner les enseignants dans cet univers de la communication que je viens de publier un livre intitulé « Le poids des mots » qui, à partir d’une foule de situations et d’exemples concrets, dessine précisément des pistes d’actions afin d’alimenter positivement ce fabuleux système limbique et, ainsi, agir pour mettre chaque enfant en situation de réussite, parfois en allant jusqu’à provoquer chez lui le « déclic » nécessaire et même indispensable, surtout s’il était plutôt « mal parti » sur le plan scolaire !
Pour moi, une telle démarche, confirmée plus encore aujourd’hui par les apports scientifiques pose, entre autres, les bases même de la prévention, à tous points de vue, et peut se résumer à la fois sous la forme d’une contrepèterie, à savoir : « Il vaut mieux à long terme penser les changements plutôt qu’à court terme changer les pansements ! » mais aussi à travers un autre éclairage disant : plutôt que de chercher en permanence à faire face aux décrochages scolaires, mettons tout en œuvre dès l’école maternelle pour faciliter les accrochages scolaires ! Tout un programme !...