Rencontre avec Max Tchung-Ming et Eric Verdier auteurs de l’ouvrage "Violence et justice restaurative à l'école"
Depuis de nombreuses années, nous sommes tous deux investis dans la prévention et la lutte contre toutes les formes de violence en milieu scolaire (beaucoup d’entre elles passent trop souvent inaperçues), et tout autant soucieux d’accompagner les souffrances qui en résultent. Mais trop souvent, nous entendons parler de violences entre élèves, en excluant les adultes de ces phénomènes de groupes, comme s’ils n’en faisaient pas partie, comme s’ils ne pouvaient en être ni la cause, ni les victimes. Notre constat est beaucoup plus global, car il est issu de notre confrontation aux questions qui en découlent et aux points de vue des auteurs, des victimes et des spectateurs.
Loin de vouloir donner des recettes toute prêtes ou d’imposer un dogme, notre travail a l’ambition de vous associer à un mode de réflexion en pleine expérimentation et évaluation, qui démarre par la recherche du bouc émissaire et le besoin de penser et panser les injustices vécues par chacun à travers la résolution de tous ces antagonismes. Il permet de comprendre également la nécessaire prise en charge communautaire de la justice dans nos établissements scolaires, et ailleurs.
Les concepts que nous allons développer ici, étayés par des exemples vécus, sont systématiquement basés sur une notion essentielle qu’il nous semble nécessaire d’appréhender sans en avoir peur, le « communautaire ». Si beaucoup sont effrayés par la simple évocation du mot, c’est qu’il est associé à un courant de pensée négatif, le confondant avec le « communautarisme ». Le communautarisme, c’est faire la somme de tout ce qu’un individu est, pour essayer de le comparer à son voisin et être certain qu’ils appartiennent à un même groupe ethnique, de religion, de pensée, de sexualité, bref de ressemblance. Une fois rassemblées, c’est le meilleur alibi qui permet de mieux rejeter ceux qui ne font pas partie de ce groupe autodéterminé. Alors que le communautaire, c’est tout l’inverse, un ensemble qui se construit et s’enrichit de toutes les différences des individus qui le composent. Son ADN : la diversité de pensées, d’origines, de genres, la possibilité pour chacun d’exprimer sa singularité sans se sentir jugé mais libéré de tout dogme. Ce qui le cimente, c’est la volonté de réfléchir et d’agir ensemble à condition qu’un cap soit défini, autour d’un espoir commun et de valeurs partagées. Car si les différences ne font que s’ajouter elles risquent de s’opposer, de s’exacerber et donc de nourrir le communautarisme que nous cherchons précisément à combattre.
Catalyser une énergie communautaire
L’enseignant est confronté en permanence à cette tâche à la fois merveilleuse et terriblement difficile, celle de catalyser une énergie communautaire quand parfois rien ne les y a préparés sinon leur propre passion, et de surcroît sans être reconnus pour cela. Il y a tout d’abord beaucoup d’isolement. Les enseignants passent la majeure partie de leur temps en classe, seuls face aux élèves. La responsabilité qui pèse sur leurs épaules est énorme. Il faut assurer la sécurité physique et psychique des élèves. Les enseignants ont l’avenir de la nation au bout de leur plume. Ils instruisent, éduquent et dans le meilleur des cas, ils co-éduquent.
Nous sommes tous deux de vieux élèves, certes, mais aussi d’anciens enseignants, et cette conviction est demeurée intacte malgré des moments de découragement, et de quelques obstacles conjugués entre nos vies personnelles et professionnelles. Car se confronter au phénomène de bouc émissaire, c’est d’abord être capable d’identifier là où on en est soi-même prisonnier, là où parfois on y trouve un certain confort, voire là où on le génère…
Les aspects théoriques que nous allons développer maintenant sont directement issus de plusieurs années de recherche-action menées auprès de jeunes et d’adultes directement concernés, de la lecture et de l’expérimentation de multiples points de vue d’experts « de tout poil » dans le champ des sciences humaines (dont René Girard), mais aussi de nos propres expériences et vécus.
Les quatre postures
Le schéma qui nous accompagne depuis près de 20 ans, et qui est à la base de tous les autres, est celui des quatre postures. Lorsqu’on demande à des jeunes comment ils imagineraient distribuer les rôles dans un groupe ayant pour projet de mettre en scène une pièce de théâtre sur les violences, les discriminations et le harcèlement, avec des « rôles-problèmes » et des « rôles-solutions », ils trouvent rapidement quatre rôles : les auteurs (un ou plusieurs), les victimes (là aussi une ou plusieurs), les témoins qui ne font rien (voire qui parfois se moquent ou en rajoutent), et enfin celui ou celle, souvent tout seul, qui intervient, s’interpose, change la donne. Mais il s’agit bien de postures, et en aucun cas de structures figées, de caractéristiques immuables ; le présupposé est donc que chacun d’entre nous peut se retrouver dans un de ces rôles. On pourrait même dire que lorsqu’une de ces postures se rigidifie, qu’elle n’évolue plus, la situation s’aggrave et on finit par confondre ce qu’est la personne, et ce qu’elle fait ou subit.
La première posture qui va de soi, est celle de la victime de manière récurrente.
Voici donc la première définition du bouc émissaire. Ce bouc émissaire (ou ce « bouquet-mystère », voire « bouquet-de-misère », comme les appellent souvent les jeunes) attire la violence à lui, a-t-on souvent l’impression. C’est comme s’il se débrouillait pour être rejeté, et on entend souvent dire qu’il l’a bien cherché ! Mais si on creuse un petit peu, on se rend compte que ce bouc émissaire a une estime de soi dans les chaussettes, justifiant qu’il se sente coupable d’une faute qu’il n’a pas commise ! Coupable mais pas responsable donc, dans le sens où il est vu comme coupable de ce qui lui arrive, alors qu’en réalité il n’a à peu près rien fait. Mais il n’est pas responsable dans le sens où on lui reproche justement de ne rien faire pour s’en sortir, de ne pas engager sa responsabilité pour trouver une solution à son problème (souvent par crainte de ne pas être cru, ou que rien d’efficace ne soit fait, voire que ce soit encore pire pour lui après).
La deuxième posture qui apparaît en effet miroir, ou plutôt en opposition, est celle du spectateur que nous qualifierons de normopathe (celui qui est malade de la norme).
Ce témoin passif, c’est celui ou celle qui se débrouille pour être toujours du bon côté de cette norme pathologique qui consiste à ne pas intervenir lorsque quelqu’un subit une humiliation, celui ou celle qui peut reprocher à la victime de ne pas être « normal ». Ce normopathe (ou plutôt ces normopathes, puisqu’ils sont toujours majoritaires) explique en grande partie l’ampleur du phénomène. Le normopathe est le véritable opérateur de la mise au trou du déviant : sans normopathie, aucun abus n’est possible car alors, dès qu’un témoin ose être sensible au sort du bouc émissaire, il intervient et crée de ce fait même une nouvelle norme. C’est aussi pour cette raison qu’en victimologie on constate, après parfois un long cheminement vers le rétablissement, que les victimes parviennent parfois à pardonner à leur bourreau, mais jamais aux tiers qui ne sont pas intervenus. Suivant la fameuse expression consacrée, on pourrait dire que le normopathe est responsable mais pas coupable, au sens où il se montrera responsable de ses actes au regard de ce qu’il estime être normal, en particulier par rapport à ce qui fait autorité pour lui, ou de ce que ses semblables font, mais il ne se sentira pas coupable des conséquences de ses actes (ou de sa non-intervention, qui est en soi un acte). Le langage du normopathe est donc diamétralement opposé à celui du bouc émissaire : le premier parle responsabilité là où le second entend culpabilité.
La troisième posture : la posture perverse.
Penchons-nous maintenant sur la posture la plus obscure, celle qui est en apparence « responsable et coupable » de tous les maux, et aussi celle qui focalise le plus notre attention, parfois jusqu’à la fascination, et que je vous propose de mettre en perspective avec vos propres agissements et comportements : celle que nous nommerons la posture perverse. Qu’est-ce que la perversité ? Le dictionnaire Larousse (et cette définition est présente en substance depuis l’édition junior) la définit de la façon suivante : « tendance à faire le mal consciemment par plaisir de nuire ».
Ces trois conditions emboîtées (à savoir repérer consciemment une vulnérabilité chez l’autre, deuxièmement en abuser, et troisièmement en jouir) sont présentes chez celles et ceux qui incarnent de manière récurrente la posture de l’auteur. Il profite à la fois de la surdi-cécité des normopathes qui lui permettent d’agir ainsi, et de la vulnérabilité évidente du bouc émissaire qui s’enterre plus qu’il ne se défend. Simultanément, il manipule les normopathes en se faisant souvent passer pour la victime, et il intimide le bouc émissaire par son narcissisme trivial. Rien dans son attitude n’évoque l’exercice de sa responsabilité, rien dans sa posture ne témoigne de son sentiment de culpabilité. Il n’est en réalité ni responsable, ni coupable. Il représente à lui seul un double déni : celui de la violence émise par les normopathes, et celui de la souffrance qui en résulte chez le bouc émissaire.
La quatrième posture : la règle des trois « non ».
C'est celle qui permet précisément de sortir de cette impasse de la peur (le bouc émissaire qui se soumet, le normopathe qui fuit, et le pervers qui attaque) peut être définie premièrement par ce qu’elle n’est pas, et que nous appellerons la règle des trois « non » : non je ne me soumets pas, non je ne fuis pas, non je n’attaque pas.
En quelque sorte, si le normopathe s’identifie au faire, le bouc émissaire à l’être, et le pervers à l’avoir (au sens où il possède le bouc émissaire comme un objet de jouissance, et il « a » les normopathes au sens du « je vous ai bien eus »), le rebelle ne peut se définir autrement que par le vocable « vivre » : on fait le normopathe, on est bouc émissaire, on a un comportement pervers, et on se vit rebelle. On ne naît donc pas rebelle, on n’est pas non plus rebelle, on le devient. C’est un mouvement, symbole de la vie, tout comme la vie est rebelle par essence dans un monde qui n’a pas été construit pour elle, mais sur lequel elle prend une revanche tant qu’elle le peut, et surtout tant qu’elle le veut. Le rebelle est surtout celui ou celle qui a le courage de prendre des risques, et qui a suffisamment confiance en l’autre pour miser sur sa capacité à accueillir le changement qu’il impulse.
On pourrait dire aussi que si le bouc émissaire est la clé (si un groupe dysfonctionne, cherchez le bouc émissaire et vous aurez la clé), et si le normopathe est la serrure, le pervers condamne la porte en empêchant le contact entre les deux. Le rebelle est celui ou celle qui met la clé dans la serrure, et ose ouvrir la porte pour découvrir le trésor caché derrière la peur. C’est aussi celui ou celle qui ose dire : il y a une norme et quelqu’un qui en souffre, eh bien changeons la norme ! C’est enfin celui ou celle qui catalyse l’énergie vivante d’un groupe afin qu’il prenne conscience qu’il est en réalité une communauté, dotée de valeurs humaines inaliénables, et que rien ne justifie jamais le phénomène de bouc émissaire.
Nos écoles et nos institutions, nos familles et nos lieux de vie, bref notre société, ont plus que jamais besoin de l’énergie rebelle pour co-construire et réparer les individus et les groupes en mal de communautaire…
Max Tchung-Ming et Eric Verdier sont les auteurs de Violence et justice restaurative à l’école, paru aux Editions DUNOD en février 2021