Christophe Midler, Marc Alochet, Christophe de Charentenay retracent l’histoire, de sa genèse à sa commercialisation, d’une voiture électrique et peu coûteuse, deux caractéristiques qui semblaient jusqu’ici incompatibles.
Au-delà d’une aventure singulière, l’analyse du projet Spring permet de comprendre, mieux que des discours abstraits et généraux, des problématiques clés de la stratégie et du management contemporains. Voici quelques extraits.
Le véhicule électrique, passage obligé de la conquête du marché chinois
Ce qui frappe sur la question de la conquête du marché chinois, c’est l’écart entre l’évidence stratégique, pour les constructeurs globaux, de conquérir le marché chinois et la difficulté, pour ne pas dire plus, à incarner un tel discours par des plans d’action précis, crédibles et consensuels. De ce point de vue, Renault apparaît comme un bien mauvais élève, mais il n’est pas le seul. La plupart des constructeurs généralistes s’y sont cassé les dents. Volkswagen et General Motors font figures d’exception et leur réussite tient largement à leur capacité à avoir engagé très tôt et fortement une stratégie de conquête et à avoir maintenu dans la durée la continuité de l’effort nécessaire. Monter dans le train de la croissance du marché automobile chinois est plus facile lorsqu’il démarre modestement que lorsqu’il est lancé à pleine vitesse…
L’avant-projet, l’exploration des possibles
Le choix de l’usine
La question du site de fabrication de la voiture est évidemment aussi essentielle, puisqu’elle associe des raisonnements économiques et politiques : la géographie des implantations industrielles est, en Chine (mais aussi en Europe), fortement liée à des décisions publiques d’aménagement. Ainsi, la création de l’usine DRAC à Wuhan résulte de la volonté chinoise de faire de la région un pôle automobile important.
Cependant, pour le nouveau projet, il ne peut être question, pour des raisons de rentabilité, de construire une nouvelle usine. Il faut donc trouver des sites pouvant héberger les capacités nécessaires, tout en ayant le niveau de compétences permettant d’atteindre les niveaux de qualité et de coût attendus.
Trois scénarios sont alors envisagés – ils donneront lieu à des visites approfondies que l’équipe organisera avec les responsables de Dongfeng à Wuhan.
Innovation sociétale et darwinisme administré
La prise de conscience, relativement récente, de l’importance et de l’urgence des enjeux de la lutte contre le réchauffement climatique et de l’amélioration de la qualité de l’air a donné un essor puissant à ce régime d’innovation que nous appellerons « l’innovation sociétale ».
Il se caractérise par une intrusion beaucoup plus contraignante et précise des autorités publiques dans les dynamiques des technologies, des produits ou des services ainsi que par la mise au second plan, dans une certaine mesure, du rôle des clients finaux dans le processus de sélection. […] La [Spring], voiture électrique développée en Chine sous l’impulsion d’une firme française, destinée aux marchés chinois et européen, s’inscrit parfaitement dans ce contexte et offre un moyen privilégié d’analyse pour explorer ces questions générales pour trois raisons.
Premièrement, parce que le développement du véhicule électrique est un cas emblématique du régime d’innovation administrée. Ce n’est assurément ni les constructeurs ni les clients qui sont à l’origine de l’explosion actuelle du véhicule électrique. […]
Ensuite, parce que le projet […] montre combien la conception des innovations doit désormais se confronter au caractère déterminant de l’intrusion des réglementations publiques. […]
Enfin, parce que le retour en Europe de la [Spring], illustre, si cela était encore nécessaire, que la circulation mondiale des produits est une réalité dans le secteur automobile.
La résilience des projets
Dans cette période de pandémie, le terme de résilience, comme capacité à résister aux épreuves, est à la mode.
En matière de projet, il renvoie à un corpus de démarches à la fois ancien et important, celui du management des risques. Prendre en compte la possibilité d’aléas est en effet incontournable dès lors qu’on s’engage dans des projets innovants, surtout lorsque les incertitudes sont importantes et variées comme ce fut le cas pour [la Spring] : marché et tissu industriel inconnus, coopération inédite avec une entreprise chinoise pour la conception d’un véhicule incorporant des technologies nouvelles...
De fait, l’historique […] retranscrit [tout au long de cet ouvrage] montre que le déroulement du projet était loin de ressembler à un long fleuve tranquille. Ce fut plutôt la descente d’un torrent où il s’agissait alors de se diriger au milieu de forces peu contrôlables, sur lesquelles s’appuyer pour réagir plutôt que d’essayer de les maîtriser. On était ici bien loin de la rationalisation des activités habituelles des entreprises où la logique de contrôle peut se déployer suivant les règles établies à l’avance.
La commercialisation de la Dacia Spring
Elle débute avec une phase de précommande dans plusieurs pays d'Europe. Dès le 20 mars 2021, celles-ci sont ouvertes en France, en Italie, en Espagne, en Allemagne et en Roumanie, et atteignent, trois semaines après, près de 10 000 réservations. Avec l’ouverture, le 20 avril 2021, des précommandes en Autriche, aux Pays-Bas, au Portugal, en Belgique, au Luxembourg, au Danemark et en Suisse, elles atteindront un total d’environ 16 000 réservations à fin juin et des listes d’attente sont ouvertes dans plusieurs pays.
Surprenant mais vrai : ces résultats ont été obtenus alors que l’Europe était encore en grande partie confinée, à cause de la crise du Covid-19, et que les livraisons n’interviendront pas avant octobre 2021 !
Stratégies d’innovation globale et management de lignées
Disruptez-vous vous-même avant que vous ne le soyez par les nouveaux entrants.
Le lancement de la Dacia Spring se fait dans le cadre du modèle économique classique de l’automobile : la vente au client final.
Cependant, en parallèle, la commercialisation du véhicule s’opère également sous la forme de vente de services de mobilité. […] Cette commercialisation, combinant clients particuliers et opérateurs de services est, en soi, très originale : elle ne s’inscrit pas dans la tradition où les nouveaux modèles sont d’abord proposés aux clients avides d’innovation. […] On a ici une problématique parfaitement décrite par Clayton Christensen : alors que les firmes établies délaissent des niches de marchés moins rémunératrices, de nouveaux entrants développent de nouveaux marchés qui n’intéressent pas les entreprises dominantes en place et satisfont ainsi des non-clients de l’offre habituelle. Puis, des entreprises, souvent des start-up, proposent des offres plus économiques ou orientées sur de nouvelles valeurs, deviennent progressivement de plus en plus performantes ce qui, à terme, leur permet de concurrencer frontalement les offres de produits traditionnelles […]. Avec comme leçon simple pour les entreprises établies : disruptez-vous vous-même avant que vous ne le soyez par les nouveaux entrants. Une leçon qui a été entendue dans l’automobile. Les constructeurs globaux ont clairement pris au sérieux, au moins dans leurs discours stratégiques, ce développement probable des services de mobilité automobile. [Cependant, ils] auront à relever le double challenge d’une concurrence établie et d’un type d’activités différent de leurs savoir-faire historiques. Mais d’un autre côté, abandonner ce domaine, c’est abandonner la relation directe au client final qui est pourtant l’une des forces de cette industrie, sauf si le modèle de la voiture propriétaire devenait obsolète dans le futur…
L’odyssée de Spring révèle :
- une leçon de stratégie qui montre la complexité d’une trajectoire de croissance à l’international et des conditions permettant sa mise en oeuvre dans un monde fragmenté ;
- une leçon de management de projet pour réussir le défi, a priori impossible, d’une conception au sein d’une alliance réunissant cinq entreprises et quatre pays différents ;
- une leçon d’innovation inversée qui montre comment l’électrification de la mobilité peut se conjuguer avec des prix abordables ;
- une leçon de politique industrielle qui illustre, sur le cas emblématique du véhicule électrique, le rôle majeur des pouvoirs publics dans des trajectoires technologiques de plus en plus administrées, et donc leur importance dans la compétition entre les industries d’Europe et de Chine ;
- une leçon d’intrapreneuriat qui prouve que la start-up n’est pas le seul contexte où il est possible de tenter et de vivre des ruptures.
➡️ La Dacia Spring a reçu le prix AutoBest 2022, vantée pour son efficience