Travailler a-t-il encore du sens ? Frantz Gault nous invite à penser autrement le travail, l’économie et l’entreprise ! Rencontre.
Rencontre avec Frantz Gault, auteur de Apocalypse work - Démystifier le travail pour affronter le XXIe siècle, un essai qui questionne les mythes et les imaginaires qui, chaque jour, guident religieusement les humains sur le chemin du travail.
Un mot sur l’actualité : pourquoi ce phénomène de "grande démission" ?
Les théories ne manquent pas pour expliquer ce tsunami de démissions. Certains y voient une conséquence psychosociale des politiques sanitaires, d'autres un ajustement passager du marché du travail... Autrement dit, les gens seraient devenus des fainéants, où seraient en train de troquer leur job pour un autre. Ces explications ne sont pas nécessairement fausses, mais il m'a paru nécessaire d'apporter un peu de profondeur à l'analyse.
Quelles seraient alors les causes de cette vague de démissions, selon vous ?
Les gens démissionnent parce que l'équation du travail n'est plus tenable pour eux. Cela peut soit être lié aux conditions de travail (rémunération, management, santé...) ; soit résulter d'un problème de fond, touchant au sens même du travail. C'est ce dernier point que j'explore dans Apocalypse Work : et si la "grande démission" découlait d'une crise morale, d'un questionnement philosophique ou éthique envers le travail ?
S'interroger sur le sens du travail, n'est-ce pas un luxe quand on a du mal à joindre les deux bouts ?
En effet, la déconstruction de l'État Providence fait que pour certains, le travail devient une question de vie ou de mort, on le constate malheureusement de plus en plus... Néanmoins, cela n'interdit pas aux individus de s'interroger sur les conséquences éthiques de leur travail, tout comme d'ailleurs on le fait pour nos actes de consommation : quel impact pour la planète, pour le social, pour les humains ? Les raisons de s'interroger ne manquent pas, et expliquent aussi pourquoi les individus changent de cap. Il faudra, un jour, étudier les parcours de ceux qui participent à cette "grande démission" : retournent-ils à l'emploi ? Retournent-ils plutôt "à la terre", comme on en fait souvent le roman ? Ou construisent-ils d'autres alternatives ?
Une question sur le titre : pourquoi Apocalypse Work ?
Alors non, ce n'est pas une référence à Coppola ! (rires) Il s'agit d'une référence à l'Apocalypse chrétienne, dont la Bible offre un récit ambivalent : d'un côté, c'est la fin du monde, du moins la fin d'un certain monde ; et de l'autre, pour ceux ayant fait preuve d'une dévotion sacrificielle, c'est la perspective d'un nouveau monde, de l'avènement du royaume divin sur Terre. Et il me semble que cette ambivalence correspond bien à la promesse du travail : on espère que notre travail contribuera au progrès, à la richesse, à un monde meilleur ; mais on constate par ailleurs que le travail entraîne la destruction de notre planète, ce qui nous conduit plutôt vers l'effondrement... En choisissant ce titre, j'ai donc voulu insister sur cette ambivalence, mais aussi sur la dimension religieuse que revêt le travail dans la civilisation moderne. C'est une dimension que j'explore tout au long du livre, en essayant de décrypter les mythes sur lesquels cette religion est bâtie.
Parmi ces mythes, il y a selon vous la liberté. Travail et liberté ne feraient pas bon ménage ?
Cela est en effet délicat dans la mesure où travailler signifie très majoritairement être salarié. Or, en droit, il s'agit d'un lien de subordination qui, comme chacun le sait, n'est pas synonyme de liberté. Il conviendrait plutôt de parler de marges de flexibilité, marges que l'on a d'ailleurs vues se développer ces dernières décennies : le télétravail par exemple, ou le management par objectifs. Une certaine autonomie donc, mais circonscrite aux salariés les mieux nantis, et conditionnée à une adhésion sans faille au projet économique.
Alain Supiot voit dans cette évolution un retour des mécanismes d'allégeance, qui caractérisaient l'époque féodale... Néanmoins, je doute que le prolétaire d'antan ait joui d'une liberté plus grande que la nôtre. De là, deux options : ou bien la liberté au travail est une illusion ; ou bien c'est la liberté elle-même qui est une illusion. L'idée que je développe dans le livre, c'est que la liberté est une construction sociale subjective, et qu'elle implique donc une délibération démocratique. Pour être libre au travail, il faudrait donc que l'entreprise soit démocratique.
Pourtant, ne dîtes-vous pas dans Apocalypse Work que « l’entreprise n'est pas une démocratie » ?
Tout à fait, mais c’est dit avec malice ! Car c'est un poncif répété à l'envi, à tel point qu'on en oublie que c'est faux. Rappelons en effet que depuis 1867, il existe en France un modèle d'entreprise tout à fait démocratique : la coopérative. Autrement dit, l'entreprise dirigée d'une main de fer, comme on le faisait dans l'oïkos antique ou le domaine seigneurial, n'est pas une fatalité. Quant à savoir si les entrepreneurs ont envie que l'entreprise soit démocratique, c'est une autre affaire. Car cela implique de penser l'entreprise au-delà de l'unique finalité d'enrichissement des propriétaires...
À ce propos, ne doit-on pas se réjouir de la responsabilisation des entreprises sur les questions sociétales et écologiques ?
Tout à fait, on peut s'en réjouir. Et j'irai même plus loin : à long-terme, cela pourrait devenir une question capitale, car si le pouvoir des États continue de s'effriter, comme on le constate depuis quelques décennies, alors il faudra bien que quelque chose prenne le relais, que quelqu'un s'inquiète de la santé écologique et sociale de notre monde ! Au demeurant, cette évolution m'interpelle également. Car s'il revient aux entreprises de prendre en charge des questions d'intérêt général, est-ce à dire que demain elles pourront revendiquer une légitimité politique ? Lever une armée, prélever l'impôt, rendre la justice, comme le faisait naguère la Compagnie des Indes ? Il ne s'agit pas là de science-fiction : les grandes entreprises disposent d'ores et déjà d'un pouvoir considérable, elles sont en mesure d'édicter leur propre Lex Mercatoria, d'explorer d'autres planètes, d'influencer les masses... Si l'on persévère dans cette voie, alors il devient indispensable de traiter l'entreprise comme un objet socio-politique à part entière. Dans notre tradition occidentale, cela implique donc de démocratiser l'entreprise, d'y séparer les pouvoirs, d'y élire les dirigeants... Cela implique également de réfléchir à la territorialité de cette entreprise, sous un angle social ou géographique, car il faudra bien définir qui sont les citoyens disposant d'un droit de vote !
Bref, un vaste programme, que j'explore avec Grégoire Épitalon dans le cadre du projet Ultralaborans.org, mais cela nous éloigne du thème principal du livre...
le travail comme vecteur d'épanouissement social relève à nouveau du mythe...
Revenons à une question plus actuelle. Depuis la pandémie et l'essor du télétravail, on valorise beaucoup les vertus sociales du travail. Qu'en pensez-vous ?
Il n'y a aucun doute sur le fait que l'homme soit un animal social. Quant à dire que c'est par le travail que l'homme assouvit son besoin de sociabilité, c'est un discours fréquent chez les promoteurs immobiliers, mais difficilement démontrable. Les études sérieuses montrent plutôt qu'à choisir, les humains privilégient les liens familiaux et amicaux. Autrement dit, le travail comme vecteur d'épanouissement social relève à nouveau du mythe, du moins d'une interprétation erronée de Durkheim, mais je n'en dis pas plus, le lecteur pourra creuser la question en lisant Apocalypse Work !
Privilégier le travail qui prend soin du vivant
Finalement, face à tous ces mythes, quelles sont vos préconisations ? Arrêter de travailler ?
Je n'en suis pas convaincu. C'est une solution qui est souvent avancée, qui est séduisante, mais une solution qui repose sur un monde robotisé, où les humains vaqueraient indéfiniment à leurs loisirs. Et sans surprise, il s'agit là d'un vieux mythe, c'est la Nouvelle Atlantide, c'est le Paradis Originel ! Qui plus est, ce mythe nous emmène vers toujours plus de technologies et d'industrialisation, alors que notre planète a besoin d'un peu de répit... Il m'est donc plutôt d'avis qu'il faut travailler autrement, c'est à dire privilégier le travail qui prend soin du vivant, des humains comme des non-humains, et c'est là un travail qui prend du temps ! Et pour en arriver là, il faut transformer le système de valeurs qui structure notre rapport au travail ; je parle là de la valeur financière que l'on accorde à certains métiers plutôt qu'à d'autres, mais aussi des valeurs morales qui sous-tendent et orientent nos façons de travailler. C'est ce à quoi j'essaye, modestement, de contribuer avec Apocalypse Work. En particulier, j'invite le lecteur à tourner le regard vers d'autres civilisations, à s'intéresser à l'anthropologie, celle de Philippe Descola notamment, qui explique merveilleusement bien comment d'autres cultures fonctionnent sans dévaloriser ni maltraiter les autres êtres vivants...
Merci Frantz ! Pour terminer, à qui conseilleriez-vous votre ouvrage ?
Aux 3,5 milliards d'humains qui travaillent ! (rires) Plus précisément, à tous ceux qui sentent le travail pose de plus en plus de questions. Il peut s'agir d'un DRH, d'un jeune diplômé, d'un entrepreneur qui veut bien faire, ou tout simplement d'un salarié qui envisage de changer de cap !