Dans son dernier ouvrage, Sophie de Mijolla-Mellor, professeur émérite de psychopathologie et psychanalyse, propose une lecture de la posture arrogante à un niveau individuel mais aussi politique et social.
La richesse de cet ouvrage réside dans ses qualités d’ouverture, ses analyses liées à l’actualité et son canevas littéraire. C’est donc une vaste étude des occurrences de l’arrogance, trouvée aussi bien chez l’enfant que chez l’adolescent, le chef d’entreprise, le criminel ou le dirigeant politique.
Par les différents domaines de la clinique psychanalytique que l’auteur explore, cet ouvrage, d’une très grande nouveauté, couvre un champ dans lequel les psychanalystes, les psychothérapeutes, les psychologues cliniciens, mais aussi les sociologues pourront trouver matière à réflexion.
Entretien avec Sophie de Mijolla-Mellor
Comment définiriez-vous l’arrogance ?
Je propose d’y voir non pas un trait de caractère fixe, et encore moins un symptôme psychopathologique déterminé, mais plutôt une posture, c’est-à-dire une attitude psychique construite voire acquise ou apprise, que le sujet adopte à l’égard des autres à des fins défensives, sachant bien entendu que la meilleure défense est souvent l’attaque. Deux dimensions sont d’emblée sollicitées : la première est l’artifice, car cette posture n’est pas naturelle, elle n’est pas l’expression directe d’un sujet confiant dans l’échange qu’il peut avoir avec le monde extérieur. Et d’ailleurs, toute « posture » ne porte-t-elle pas à soupçonner la présence d’un imposteur ? On serait alors tenté de ranger l’arrogance dans les manifestations hystériques voire psychopathiques. La seconde dimension est la violence, car, de même que la musculature est sollicitée pour maintenir la posture corporelle, l’arrogance est une tension permanente pour imposer son image aux autres mais aussi à soi-même.
Pourquoi explorer cette question ?
Les tensions de notre époque, le pouvoir de la finance internationale qui fonctionne selon ses propres lois au mépris de critères éthiques, tout nous porte à réfléchir sur les formes nouvelles de domination, dont l’arrogance est le maître-mot, et leurs conséquences. À la froide logique du pouvoir économique, au nom de laquelle les guerres sont menées, répond la violence de groupes armés qui séquestrent, assassinent, mitraillent et font exploser des civils, cibles symboliques, pour exister par la terreur. J’ai donc envisagé l’arrogance à un niveau individuel mais aussi politique et social, comme un dispositif grâce auquel l’arrogant – un individu ou un groupe – s’arroge, c’est-à-dire se reconnaît à lui-même un droit, dont il va user aux dépens des autres. Ce dispositif peut être selon les cas silencieux, c’est le mépris du puissant à l’égard du faible. Il peut être à l’inverse tonitruant comme les démagogues d’aujourd’hui nous en donnent une image caricaturale. Ces attitudes apparemment très différentes ont en commun de partager une conviction inébranlable quant à leur bien-fondé.
Sur quoi se construit l’arrogance ?
La posture arrogante repose souvent sur une identification à un personnage glorieux ou supposé tel de la préhistoire infantile. Et l’arrogance peut être consciemment revendiquée comme la fierté d’appartenir à une lignée et devenir alors la preuve de cette appartenance, la marque de fabrique en quelque sorte. Cependant l’influence de ce personnage du passé sera d’autant plus prégnante qu’on aura cultivé l’arrogance aux dépens de l’enfant humilié, lequel cesse alors d’en faire une attaque contre lui en s’y identifiant. Inversement, la posture arrogante répond parfois à la nécessité de compenser une infériorité voire une humiliation transmise.
C’est pourquoi l’arrogance n’est pas l’orgueil, lequel est aussi une forme de la satisfaction de soi. Ainsi l’orgueilleux renonce souvent à se ménager un public qui ne pourrait que le décevoir car il ne saurait l’aimer comme il s’aime lui-même, tandis que l’arrogant, lui, a absolument besoin de l’autre qui lui renvoie son image. L’orgueilleux peut se satisfaire d’une réussite même partielle et ponctuelle, l’arrogant n’est protégé contre l’échec que pour autant qu’il saura le dénier et le contourner tant que personne ne s’en avise. Sa position est donc fragile, contrairement aux apparences.
En quoi l’arrogance est-elle un danger ?
L’arrogance est dans son principe même une agression. Elle s’accompagne d’une démonstration constante de supériorité (factice) à l’égard de l’autre, destinée à le maintenir au niveau inférieur. Quand le droit n’est fondé que sur le bon plaisir, c’est-à-dire sur la négation de la loi existante, l’arrogance se fait alors délinquante et n’est pas loin d’un vécu persécutif car il s’agit toujours d’un mépris dont le sujet imagine être victime et qu’il renvoie en miroir en le démultipliant. La souffrance de l’arrogant tient au fait qu’il se sent vide de la puissance qu’il attribue à l’autre. On en aurait des exemples dans le comportement de rage aveugle du nazi antisémite attaquant la puissance financière attribuée aux juifs en général, ou dans celui du voyou agressant les personnes âgées car, dans les deux cas, ils ne voient plus en eux des semblables mais des nantis, voire des profiteurs, confortablement installés dans la vie. D’où le fait que l’humiliation d’abord et la destruction ensuite leur apparaissent comme un juste retour des choses qu’il faut étayer cependant par une arrogance qui fait croire au bien-fondé de la démarche. L’acte sert une réparation narcissique et c’est ce fantasme qui s’inscrit dans la violence illimitée alors convoquée. Mais l’arrogance ne confère de triomphe que sur un mode maniaque et contraint de ce fait à aller toujours plus loin pour ne pas rencontrer l’effondrement narcissique toujours sous-jacent. Les conséquences interindividuelles ou sociétales sont donc lourdes car l’arrogance va de pair avec le mépris de l’autre, son utilisation sous forme de faire valoir ou sa réduction en esclavage si l’on se tourne vers des formes collectives.